a) Enfance

Séléna n'aimait définitivement pas les travaux d'aiguille. L'enfant n'arrêtait pas de se piquer les doigts et depuis maintenant de longues minutes, elle soupirait, plongée dans un intense désespoir. Le rythme de l'éducation qu'elle suivait était intense. Le matin, il s'agissait des cours communs aux garçons et aux filles jusqu'au déjeuner. Ensuite, venaient les activités pendant lesquelles ils étaient séparés puis, vers le milieu de l'après-midi, ils étaient regroupés pour des leçons de danse et de courtoisie. Il s'agissait bien de cela au fond : l'enseignement de l'amour courtois, l'amour sans aucune notion charnelle. Ils n'étaient encore que des enfants mais plus tôt ils seraient formés, plus rapidement ils pourraient interagir en société, du moins, certaines sociétés. A vrai dire, Sindis, le maître des lieux, voyait cette éducation d'un œil sceptique mais c'était un mal nécessaire. Ainsi, la curiosité et la créativité à sortir des sentiers battus de la petite demoiselle pourraient s'éveiller. C'était ainsi que les Taiji avaient été éduquées, de tout temps, et bien que la Rehla ne comprenne pas encore sa condition, ni même ne la connaisse, elle n'échapperait pas à la tradition. Les deux billes vertes de l'enfant fixaient les aiguilles de la grande horloge comme si elle espérait d'elles qu'elles avancent plus vite. Il n'y avait aucun intérêt à dessiner des motifs sur un napperon et le fait qu'elle manque cruellement d'agilité dans les doigts ne l'aidait pas à aimer la tâche. Néanmoins, on l'avait déjà prévenu qu'elle en aurait pour des années à pratiquer la couture. D'ailleurs, aucune fille ici n'avait l'intention de se rendre dans la cour pour pratiquer l'art des armes avec les garçons, c'était contre nature dans l'enceinte de la propriété. Séléna, pourtant, aurait préféré. Cependant, puisqu'elle n'arrivait même pas à voler un panier de tomates, elle doutait avoir la force nécessaire pour tenir une lame et l'abattre sur un épouvantail. Finalement, peut-être que les travaux d'aiguille lui convenaient mieux. Malgré tout, elle n'était toujours pas convaincue. Heureusement, d'ici quelques minutes viendrait le cours de danse. L'enfant fut d'ailleurs soulagée quand l'horloge sonna, rangeant son ouvrage un peu brutalement à l'endroit qui lui avait été assigné. « Avez-vous avancé ? » demanda Séléna à Rose, une camarade de classe. « Oui, il me semble. ». Rose était sans conteste la jeune fille la plus douée en la matière. Elle était appliquée et puisque sa vie aurait été celle des champs si elle n'avait pas été prise sous la protection du Maître du manoir, elle redoublait d'efforts pour devenir une parfaite demoiselle. Ses parents espéraient pour elle un mariage haut placé grâce à l'apprentissage qu'elle recevait. « Mesdemoiselles, répétons les règles de bienséance. ». La voix mélodieuse était celle d'une femme du nom de Jacinthe qui apprenait les codes de conduite aux garçons comme aux filles. Séléna se prêta à l'exercice, peu soucieuse du sens des mots qu'elle prononçait. Pour l'enfant, ce n'était qu'un charabia incompréhensible. Elle le comprendrait en grandissant. Au lieu de focaliser son attention sur les règles, elle fixait la fenêtre, attendant patiemment que les garçons arrivent pour qu'ils puissent danser.

« Bien, à présent que tout le monde est ici, et avant de commencer notre leçon du jour, j'aimerai demandé à l'un d'entre vous, messieurs, de me rappeler le comportement que vous devez adopter envers une femme dans les escaliers. ». Séléna se demandait comment épicer un peu la situation. C'était à son tour de lancer un défi à Samuel mais l'idée ne venait pas. Théodore leva la main afin de répondre à la question. « Nous devons précéder la femme lors de la descente afin de la rattraper si jamais il advenait qu'elle glisse. Pour les mêmes raisons, lors de la montée, nous devons nous trouver derrière elle, sans la regarder cependant. ». « Bien, très bien. Nous allons donc entamer une nouvelle leçon de valse. Mesdemoiselles, choisissez votre cavalier. ». Les choses avaient été bien faites puisqu'un nombre équivalent de filles et de garçons suivaient l'enseignement. Séléna s'approcha de Samuel, naturellement. Il était le seul avec lequel elle s'amusait vraiment, le seul qui était capable de se faire tirer les oreilles et taper sur les doigts pour se divertir avec elle. « Un, deux... » commença à compter la femme. « Nous allons apprendre à accélérer de plus en plus le pas. L'objectif est de donner une impression de liberté à vos mouvements tout en les contrôlant parfaitement. ». La Rehla fixa un moment Samuel avant de chuchoter. « Tu danses mal. ». « Pff t'y connais rien t'façon. ». « Tsss ! Cessez de bavarder. L'on ne discute pas lorsque l'on danse. ». Cette règle viendrait à changer d'ici quelques années, lorsqu'elle leur apprendrait à susurrer quelques paroles d'affection voilée, mais, pour le moment, rien de tel ne les concernait. « Rose, votre cou ! Pensez à votre cou ! Ne regardez pas votre partenaire ! Vous vous devez de fixer la gauche. ». Danser durant des heures pouvait s'avérer douloureux mais on leur apprenait à dépasser cette douleur. Ils devraient être capables de valser le temps d'un bal entier sans aucune interruption. « Mademoiselle Séléna, laissez-vous guider par votre cavalier. ». L'enfant n'aimait pas vraiment être soumise dans la danse, surtout qu'elle trouvait que Samuel était tout sauf doué, même s'il s'améliorait de jour en jour. « Et souriez, l'on a l'impression que vous vous rendez à la guerre. ». La grimace qui apparut sur le visage de Séléna fut pire que tout pendant une fraction de seconde avant qu'elle ne se force à adopter une mine radieuse. « Mesdemoiselles, en tout temps, vous devez sourire. Ne montrez jamais votre désappointement ou votre agacement. ». « Capable de me laisser te marcher sur les pieds durant la fin de la leçon comme si de rien n'était ? » demanda alors en murmurant la blondinette à Samuel. « Capable. » répondit celui-ci. Elle sourit, commençant alors à s'appliquer en ce sens. Il n'y eut pas à dire, la Rehla était bien plus talentueuse pour marcher sur les pieds de Samuel que pour les travaux d'aiguille. Néanmoins, celui-ci n'était, au contraire, pas doué pour cacher sa mal-aisance, si bien que Jacinthe ne tarda pas à lui faire un nombre impressionnant de réflexions sur son maintien. Séléna, elle, se retenait de rire. Cela serait sans doute à charge de revanche.