« Loin de moi l’idée de porter un quelconque jugement sur ton comportement récent mais ne serait-il pas préférable d’aller voir cette femme, plutôt que de rêvasser sur une hypothétique nouvelle rencontre qui vous réunirait encore ? » murmura Myosotis d’un ton aussi léger que moqueur. Sans rien ajouter, elle se glissa à mes côtés, laissant comme moi ses pieds nus se balancer dans le vide. Assis sur le rebord du balcon, les jambes à travers les barreaux, je grignotais du bout des lèvres un croissant, sans appétit. Dans un petit sourire, la Magicienne posa sa tête sur mon épaule. « Tu devrais prendre un peu plus soin de toi, Caleb. Cette femme te plaît. Pourquoi t’obstines-tu à ne pas renouer le contact ? » - « C’est au-delà des sensations. » soufflais-je tout bas, en fermant les yeux. « Justement. J’aimerai te voir heureux. » - « Tu es bien perspicace, ces derniers temps. » - « C’est parce que j’ai eu l’occasion de t’observer. Les chats sont des créatures très intuitives, tu sais. » Myosotis était tellement douce et facile à vivre. J’avais tendance à oublier qu’elle était persuadée d’être un félin. « Je n’en doute pas un seul instant. » répondis-je en passant mon bras autour de ses épaules. Une fois, Alice avait voulu lui cracher la vérité. Je n’avais jamais assisté à une dispute aussi violente. Je préférais la laisser dans ces utopies éthérées. « Est-ce que tu l’as espionné ? » me demanda-t-elle soudainement. « Non. » - « Tu aurais pu. » - « C’est mal. » - « Tu es inquiet. » Je glissais les doigts de ma main libre dans ma tignasse désordonnée, embarrassé par cette banale réalité. « L’époque est trouble. Il pourrait lui arriver tout et n’importe quoi. Je dois me forcer à ne pas regarder. » Je procédais toujours ainsi, m’interdisant scrupuleusement de scruter le destin des personnes qui m’étaient proches ou de celles que j’aimerai fréquenter. « Se rassurer n’est pas épier. Juste un petit coup d’œil. Regarde simplement où elle est. » J’hésitais un instant, partagé entre plusieurs sentiments. « Je suppose que l’intrusion n’est pas trop méchante. » marmonnais-je, vaincu. « Illithya … » Je n’eus pas besoin de plus d’une demi-seconde pour me relever d’un bond. Surprise, Myosotis étouffa un petit cri, me dévisageant d’un air ahuri. « Que se passe-t-il ? Caleb ? Caleb ! Qu’est-ce que tu as vu ? » D’un pas vif et tremblant, je traversais ma chambre, attrapant au passage mon épée, posée sur une commode. « Quoi ? » glapit la jeune femme qui me suivait. Il était rare que je me déplace armé. « Elle est allée sur le Continent du Matin Calme. » - « Oh. » - « Tremblement de terre ? Masques d’Or ? Rien à faire, je suis une Taiji moi. » marmonnais-je, furieux et terriblement soucieux. Bouche bée, Myosotis m’observait sans rien dire. Elle avait du mal à croire que c’était bien moi qui me comportait ainsi. Cela ne me ressemblait pas. Je craignais simplement d’arriver trop tard. Quelques affaires attrapées au vol, je m’éclipsais sans prévenir.

J’étais conscient de me placer dans une situation délicate. En tant que Rehla, il m’était impossible de révéler des vérités interdites et en tant que Sin Luxinreïs, je devais taire mes certitudes et laisser les peuples se débrouiller dans le chaos. Seulement, je devais protéger cette femme. Elle n’était pas n’importe qui à mes yeux. D’un regard, l’évidence s’était dessinée. Il fallait que je la retrouve. Agacé par mes cheveux trop longs que je n’avais pas coupés depuis longtemps, j’écartais en quelques gestes les mèches longues qui tombaient sur mes yeux clairs. Ma vision devait être plus nette que jamais. Guidé par mes visions et les pensées de ceux que je croisais, j’empruntais les chemins sûrs et tâchais de retrouver la Magicienne. Ma tête était un véritable champ de ruines, malmenée par les pouvoirs déchainés que je laissais m’envahir. Je faisais de mon mieux pour oublier la douleur, me bornant à avancer. J’imaginais sans mal la mine psychotique de prisonnier en cavale que je devais aborder en l’instant. Mes agissements étaient inconsidérés. Je risquais ma peau pour une femme que je connaissais à peine. J’étais vraiment fou. Etrangement, l’idée me plaisait. Le souffle court, je finis par atterrir au Parc. Un rassemblement se formait peu à peu. C’était l’évènement que je craignais. « Illithya … » marmonnais-je en scrutant la foule. J’étais sûr qu’elle n’était pas très loin. « Pour qui se prennent ses fanatiques ? » hurla presque un homme, le poing brandit, acclamé par ses compères. « Ils n’ont aucun droit sur nous. Nous devons … » Je me désintéressais bien vite du discours enflammé, même si ces gens avaient raison de se rebeller. Je cherchais les cheveux blonds et le regard d’azur de la seule Magicienne de la famille Taiji.