« Bonjour à toutes, et merci de m'accorder un peu de votre temps en cette belle matinée.» Lily-Lune courba très légèrement la tête, offrant quelques instants son visage d'ange aux rayons du soleil matinaux, un étrange petit sourire sur ses lèvres. « Notre peuple a vécu à travers tout les âges. Avec les siècles s'écoulant sont nées des traditions, des coutumes, des habitudes, des mœurs. Certaines ont perduré, d'autres ont été modifié par les volontés, ou d'autres, encore, sont tombées dans l'oubli. Ce fut parfois une grande perte pour nous. Vous l'aurez sans doute constaté par vous-même, depuis quelques temps, je m'absente plus que nécessaire, et j'ai refusé de donné de plus amples explications. Il est grand temps, aujourd'hui, de m'expliquer. Notre Bibliothèque et ses archives regorgent de trésors dont l'on ne se souvient même plus. Or, j'ai passé une bonne partie de mon temps libre à explorer les ouvrages qui retraçaient notre histoire, et j'ai décidé de faire renaître l'une de nos plus vieilles traditions, une de celles qui faisait notre prestige autrefois, car nous devons rappeler au monde qui ne sommes, et que que l'on n'est pas. Mesdames, mesdemoiselles, les Geishas vont revenir sur ses terres.» Quelques murmures flottèrent dans l'assemblée, les Orines se dévisageaient entre elles, surprises. « Laissez-moi vous conter notre propre passé.» Lily-Lune, comme possédée par ses dires, se mit à déambuler avec grâce dans la foule qui la suivait des yeux. « En des temps immémoriaux au sein même de notre race vivait une petite caste que l'on appelait les Geishas, organisation de femmes dirigée par la Vénus, elle même une Geisha qui recevait par son rôle le titre honorifique de Ran. Elle était celle chargé au bon fonctionnement, celle qui choisissait les nouvelles, la dirigeante. Je reprendrais le flambeaux d'ici peu, grâce à la précieuse aide de Sakura Descartes.» L'étonnement se lit sur tout les visages, puisque personne ne s'attendait à ce que la vieille folle de Sakura puisse avoir jouer le moindre rôle dans cette affaire. « La plupart l'ont oublié ou l'on voulu ainsi, mais elle était une grande Vénus, il y a de ça des siècles, et la dernière des Geishas. Elle m'a formé, et je peux dorénavant reprendre l'Ordre et le mener à bien.» Sakura, un peu plus loin, en retrait, observait avec un petit sourire sa protégée, le regard plein de fierté, ne se préoccupant pas le moins du monde des regards qui convergeaient vers elle. « Cependant, je tiens à signaler dès maintenant qu'être Geisha n'est pas de tout repos, et que peu parviendront à ce rang, bien que vous ayez toutes la possibilité de tenter votre chance. Au cœur des Ruines de Maëlith se trouve une vieille école qui tient encore relativement debout, il s'agit de Risata, l'école des Geishas, et c'est là-bas que je m’évertuerais à enseigner l'Art et les Beautés de ce monde.» Il allait maintenant falloir aborder des points plus délicats. « Aussi, les Geishas ont quelques spécificités dont je parlerais plus amplement par la suite, mais sachez qu'il existe une notion de protecteur.» Face à la perplexité, elle ajouta « Cela rejoint l'idée du maître. Pour une Geisha, le protecteur est le maître, sauf dans de rares cas, comme le mien, ou celui des étrangères, car oui, le village doit s'attendre à voir venir des femmes de toute horizon, car elles peuvent prétendre au titre. Je serais seule juge, et aussi ferme avec n'importe laquelle d'entre celles qui se proposeront, qu'elles soient Orine ou non.»

Tout cela risquait fort de bouleverser les petites habitudes des Orines, mais c'était un changement nécessaire selon Lily-Lune. A l'époque des Geishas, les Orines en général n'étaient pas traité comme de la boue, car on les associait à une certaine idée de prestance. Il fallait redonner au peuple un goût de mystère et de convoitise, sans pour autant attiser les désirs et la haine, car le but n'était pas de faire redoubler les attaques contre Maëlith. Satisfaite de son petit discours, Lily-Lune prit le temps de répondre à toutes les interrogations des Orines qui semblaient fort curieuses et intriguées par cette institution renaissante. « Je ne pourrais pas prendre énormément d'apprenties pour l'instant. Comprenez bien que l'Ordre ne fait que resurgir de ces cendres, et il n'existe pour l'heure que deux Geishas, moi même et Sakura Descartes. L'éducation des Orines est déjà une tâche monumentale, et celle des Rinda et Rengu l'est tout autant. Je ne peux me permettre de me surcharger, car je dois toujours veiller à mes autres fonctions.» répondit-elle à l'une. « Je vais réinstaurer dès lors une ancienne loi perdue qui dispose que l'on ne peut devenir Vénus que si l'on a fait ses preuves en tant que Geisha. Auparavant, l'un n'allait pas sans l'autre, et je tiens à ce qu'il en redevienne ainsi, et je suis comme soulagée d'avoir eu le privilège d'être formée par Sakura pour être la Première Geisha, Vénus et Ran, du nouvel Ordre.» dit-elle à une autre.

Ce qui ne devait être qu'un discours du matin fut un débat de toute une journée, et une fois la nuit tombée, des festivités débutèrent. Lily-Lune, heureuse que l'on accueille si bien la nouvelle, prit part à la fête sans broncher, elle qui habituellement préférait se retirer pour laisser le peuple s'amuser à sa guise. Même Caleb finit par rejoindre les demoiselles enjouées. « Je sens que tu auras pas mal de demoiselles au pas de la porte à la seconde où tu décréteras ouvertes les inscriptions, ma belle fleur.» glissa-t-il à l'oreille de Lily-Lune alors qu'il dansait ensemble au centre de la grande place sans se soucier des Orines qui les entouraient. « Je le crains aussi. Navrée de m'ajouter des tâches, encore et toujours.» - « Peu importe que tu travailles avec hargne le jour, pourvu que tu m'appartiennes la nuit.» - « Tu n'as guère à te faire de soucis à ce niveau. Et je ne souhaites pas que mes fonctions nous volent de notre temps ensemble.» - « Ravi de te l'entendre dire.» - « Surtout qu'il faudra bien que mon peuple se fasse à l'idée que je serais dans l'obligation de m'absenter de manière aléatoire, dans quelques mois.» Caleb sourit. « J'ai hâte de voir la tête de ces charmantes demoiselles lorsque tu leur apprendra la nouvelle.» - « Le plus tard possible dans l'idéal. Je me sens suffisamment épiée et maternée, je n'ai pas réellement envie de leur donner une source de stress supplémentaire, et je suis convaincue que tu seras là pour veiller sur moi pour mille.» - « Compte sur moi, ma belle.» - « Est-ce Alice que j'aperçois là-bas?» Une petit mou prit la place du sourire sur le visage de Caleb. « J'espère qu'elle n'est pas venue gâcher la fête.» ronchonna-t-il sans cesser de valser avec sa bien-aimée. « Ne sois pas si dure avec elle. Il n'y a rien de pire qu'une femme jalouse et amoureuse.» - « Elle devra bien se faire à l'idée.» - « J'espère, je viens te dire à l'instant qu'il n'y avait rien de pire que ce que je suis moi même. Je peux être pire que les démons de l'enfer, tu sais.» il rit. « Je n'en doute pas un seul instant.» - « Et tu as la fâcheuse manie de t'entourer de femmes.» - « J'espère que Ren ne te pose pas de problèmes.» - « Pas le moins de monde, je connais bien cette Orine.» - « Je crois que Sakura veut te parler.» Il courba juste un instant la tête vers les cieux, laissant ses prunelles ocres s'envahir d'un bien étrange éclat. « Qu'il y a-t-il?» - « Rien. Rien que je ne puisse dire.» Et il laissa doucement sa main glisser le long du bras de Lily-Lune.

Soudainement inquiète, Lily-Lune tourna la tête pour entrevoir la silhouette de Sakura s'enfoncer dans l'obscurité, très certainement pour aller s'en retourner dans ses Ruines, qui malgré tout restait de toute évidence l'endroit où elle se sentait le mieux. Les sourcils délicatement froncés par une appréhension naissante, elle déposa un rapide baiser sur la joue de Caleb avant de s'élancer à sa poursuite. « Sakura?» Elle ne prenait pas la direction des Ruines, mais se dirigeait vers un tout autre endroit, disparaissant au lointain. « Je t'ai menti.» lui souffla-t-on dans le vent, comme espérant une promesse de rédemption. « Il est mort tu sais. Il est mort. Mort je ne sais où. Mort je ne sais comment. Et je crois que je ne saurais jamais. Tué. Tué par je ne sais qui. J'aurais aimé trouver ces bourreaux. J'ai donné la vie, tu sais. J'ai été sotte. On me l'a enlevé. Mon bébé. Je ne sais même pas où elle est. Je suis une très mauvaise mère. Mais tout les ans, je fête son anniversaire. Seule. Mais ça me convenait très bien. Aujourd'hui, elle aurait dix-sept ans. Tu te rend compte? Elle partirait du village, pour aller voler de ses propres ailes. Je devrais mourir, très bientôt. Mais je n'ai pas envie de me laisser emporter par une mort douce. J'attends de le rejoindre depuis si longtemps. Si longtemps … Je ne peux plus attendre. Je sais qu'il ne me reste que quelques heures. Je préfère les abréger en gardant ses merveilleux souvenirs de ces dernières semaines passées avec toi, à voir un vieux rêve refaire surface. Merci pour tout. Tu aurais presque redonné goût à la vie à une vieille Orine comme moi. Mais j'ai vécu assez longtemps. J'emporterais avec moi ces derniers instants d'allégresse où tout un village qui avait oublié se souvint de la Reine que j'étais. Tu leur a fait comprendre que je n'étais pas une vieille folle. Merci. Merci pour tout. Les Araé ont toujours fait tant pour moi. Puisses-tu avoir une vie épanouie et douce et suivre avec grâce l'existence que tu as choisis. Tu es une belle petite fleur. Et fleur que je suis, je veillerais sur toi des Enfers ou du Paradis. Ne m'oublie pas. J'aimerais penser que même dans quelques années, tu te souviendras de moi avec tendresse. C'est tout ce que je demande. J'ai été égoïste de te faire subir ça. Pardon. Mais le hasard d'un destin cruel a voulu que le jour de ma mort soit celui de ton apogée. Et ne crois surtout pas que je précipité les choses en sachant ma fin proche. Je ne suis pas comme ça. Adieu, ma petite fleur de printemps, mon petit lys. Tu me manqueras. Je continuerais à veiller sur toi.» Les dernières notes qui s'échappaient de la boite à musique résonnèrent longuement avant de mourir dans le silence du champs de campanules bleues, et la danseuse, en cessant de tournoyer, emportait avec elle les dernières paroles d'une illustre Orine. Allongée dans la prairie de fleurs scintillante, Sakura semblait dormir, un sourire aux lèvres, les bras tendus, tenant fébrilement entre les doigts d'une main la tête boite à musique magique tâché du sang qui s'écoulait de son poignet, un poignard non loin.Et ce fut les bourrasques de vent qui emportèrent les larmes silencieuses de la Vénus qui contemplait, muette de stupeur, cette scène.


Les sentiments ne comptent pas, ne les étalent pas. Ce sont des ombres. Ce sont des secrets.

1 870 mots.

Fin