La descente des escaliers était depuis peu devenu une sorte d’épreuve d’équilibriste aveugle. Kitoe devait compenser le poids vers l’avant par une posture qui la balançait en arrière. Les jambes légèrement écartées, elle assurait son appui à chaque marche et les rambardes n’avaient jamais été aussi utiles de toute leur existence. Son ventre était devenu tellement rond qu’elle ne voyait pas ses pieds. Kitoe trouvait cela humiliant. Elle essayait de relativiser en pensant à ces prostituées qui avaient des seins tellement protubérants qu’elles portaient un handicap bien pire, car elles ne voyaient même pas ce qu’elles mangeaient. Malheureusement, la technique ne fonctionnait qu’à moitié. Le souci était que ses craintes, celles-ci même qu’elle avait confessé à son correspondant Argenti, s’étaient concrétisées : la Démone était devenue une citerne, une grosse baleine évoluant grossièrement hors de l’eau en émettant des barrissements de pachyderme – car pompon sur le gars Ron, elle pétait plus que d’accoutumée. Il y avait aussi ces jours où elle devait aller aux latrines de manière intempestive. En d’autres termes, Kitoe présentait des similitudes troublantes avec quelques mortels du milieu gériatrique. Pour autant, il lui semblait que Bellada était plus en forme qu’elle au quotidien, et seuls les Aetheri savaient combien de fois cette dame avait dû tomber en cloque.
De la chambre ou de la cave, la descente des escaliers était pire dans la seconde option. Quand la Démone allait au sous-sol, c’était généralement pour transporter du matériel ou des aliments, qui la chargeaient plus que nécessaire. Elle marmonnait régulièrement des injures durant le processus. Tout aurait été plus simple si seulement elle changeait d’apparence. Seulement, elle n’osait plus depuis qu’elle était enceinte. Il y avait ce blocage interne et profond qui l’interdisait de passer à l’acte, la peur que cela la ferait imploser ou déformerait douloureusement ses tripes.
Un choc en elle troubla soudain son périple entre deux marches. Kitoe baissa les yeux vers son ventre, sur lequel elle posa instinctivement une main. Malgré sa robe ample, on voyait parfaitement la courbe arrondie de cet énorme ballon de baudruche. L’enveloppe se déforma, la peau s’étira et l’espace d’un instant, il sembla que l’on semblait vouloir s’extirper de ses chairs.
-Aaah !
De dégoût la força à s’asseoir. Cette fois-ci, elle tînt son ventre de ses deux mains et le frotta comme une poterie à laquelle elle tentait de redonner sa forme d’origine. Kitoe s’efforça d’expirer avec lenteur. Une angoisse montait, encore, alors qu’elle reprenait conscience qu’un truc grossissait en elle et qu’elle allait devoir l’expulser puis s’en occuper. Elle fondit en larmes sans prévenir. Elle ne voulait pas de tout ça, elle n’avait rien demandé. Elle détestait ce bébé, elle se détestait et elle détestait Dorian pour ce qu’il avait fait. Elle voulait les tuer tous les trois.
“Cher Dorian Lang,
J’espère que cette lettre te trouvera en bonne forme et surtout, très rapidement. Je pense qu’il serait grand temps de faire le point sur le lien qui nous lie. Quelques inconvénients sont venus se glisser entre nous et j’ose espérer que ton intervention pourra y faire quelque chose, car après tout, tu es en grande partie responsable de ce qu’il se passe ici.
Ramène-toi.
Kitoe.”
Sans trop y croire, elle pensait que le retour du Vampire l’aiderait à trouver une solution dans ce merdier. Il avait intérêt à venir. Sinon elle allait encore pleurer et piquer une crise, et elle ne saurait plus quoi faire, hormis le tuer la prochaine fois qu’elle le croiserait. Ça ne serait pas très joli.
« Qu'est-ce que c'est que ce bordel encore ? » Je fixai le billet avec une telle intensité qu'il était surprenant de ne pas le voir se recroqueviller. « De quoi s'agit-il ? » s'enquit Laysa, installée confortablement de l'autre côté du canapé avec un verre à la main et ses pieds reposant sur mes cuisses, en dépit de mon absence de consentement sur leur emplacement. « Il faut que je me rende en Enfer, voir Kitoe. » Qu'est-ce que ça me faisait chier. J'espère que l'urgence de sa situation était à la hauteur de ce qui ressortait de sa missive car je détestais l'idée de devoir aller dans ce lieu maudit. « Tu veux dire notre partenaire commerciale ? C'est juste "Kitoe", maintenant ? J'ai raté quelque chose ? » « C'est plus rapide à dire. » inventai-je au pied levé. « Je vais y aller maintenant, j'ai l'impression que c'est important. Il y a peut-être un problème avec la prochaine commande. » Un silence surprenant pour la Vampire répondit à mon explication et je m'arrachai à la relecture de la lettre comme si j'allais déjà y trouver des éclaircissements pour la regarder. « Quoi ? » « Tu sais que je sais quand tu mens. » Elle sirota son verre, et je fus un instant distrait par le mouvement de la colonne de sa gorge pour boire. Me nourrir avant de partir était une excellente idée. « Oui. Et alors ? Pourquoi tu me poses des questions si tu sais déjà tout ? » rétorquai-je en virant du même coup ses pieds. Elle siffla quand le mouvement brusque manqua renverser tout le sang sur elle. « Ce que tu es désagréable quand l'autre n'est pas là. » persifla-t-elle. « Vous ne vous êtes toujours pas réconciliés ? Parce que vous mettez un de ces froids à la maison à vous deux, c'est insupportable. » « De quoi je me mêle ? Et on ne s'est pas disputés. Tout va très bien. » « Oh oui, ça se voit. Me voilà convaincue par la pertinence de tes arguments. » se moqua-t-elle. « Bon, j'y vais. » dis-je en me levant pour clôturer un sujet que je ne voulais pas approfondir. Bae pouvait bien faire ce qu'il voulait où il voulait. Je m'en fichais. C'était même mieux s'il était loin, là où son imagination débordante n'interférait pas avec notre relation. J'avais lu son stupide Conte et ne le lui avait pas rendu. La ressemblance avec Ezidor était troublante, de même que celle de Thessalia avec Irène mais tout ça n'était qu'un tissu de fariboles, avec une intrigue sans queue ni tête qui m'avait fait lever les yeux au ciel à plus d'une reprise. Je n'avais pas le temps pour ça, ni l'intérêt. S'il voulait se remplir la tête de fadaises de Faes, qu'il le fasse loin de moi.
Mon poing s'abattit brièvement sur la porte de la maisonnette. Elle me faisait penser à une chouquette avec du glaçage coquet posée sur un cadavre en décomposition. Sans doute avait-elle perdu la raison à force de consommer des substances comme celle qu'elle avait partagé avec moi la dernière fois. Allait-elle m'en reproposer ? Je ne savais pas encore si je refuserais. J'avais besoin de me détendre, mais se droguer avec une Démone louche ne ressemblait pas à une solution. La porte s'ouvrit après un certain temps à attendre. Je jetais parfois des coups d'oeil par dessus mon épaule pour vérifier qu'une bête monstrueuse n'était pas en train de me charger. On ne savait jamais avec cette contrée peuplée de zigotos. « Bonj - » La suite de ma salutation se perdit dans un gargouillis étranglé. Pourquoi la Démone avait-elle triplé de volume ? « Euh... Félicitations ? » lançai-je, piochant une réponse au hasard dans ce qui me venait à l'esprit.
Elle avait déjà oublié la lettre au moment où le Vampire frappa à sa porte. Plongée dans ses activités commerciales, Kitoe avait naïvement admis qu’un client s’était trompé d’entrée et avait choisi de passer par l’arrière plutôt que par la boutique - cela arrivait, mais généralement ces truands n’avaient pas la courtoisie d’attendre qu’elle ouvrît et préféraient plutôt dégonder le battant. Quoi qu’il en fut, la Démone était très calme. Elle s’efforçait d’accueillir chacun, et en particulier les plus polis, avec le sourire, puis s’adressait à eux avec une voix de miel. En actionnant la poignée, elle s’était dotée de tous ses airs amènes pour recevoir l’intru dans les règles de l’art. Son sourire fondit comme neige au soleil - cocasse - en découvrant la gueule pâlotte de l’Enfant - toujours cocasse - de la Nuit.
Sa présence la clouait littéralement sur place, dans l’encadrement de porte, si bien qu’elle ne lui retourna même pas la situation. Quoi qu’il se passât dans sa tête, il se passait quelque chose et ça n’était pas positif. Une sonnette d’alarme avait été tirée et tout à coup, l’harmonie que la jeune femme était parvenue à trouver au saut du lit volait en éclats, la laissant au cœur d’un terrible chaos interne.
Félicitations. Félicitations ? Ca aussi c’était cocasse. Un frisson de dégoût descendit le long de sa colonne vertébrale. Elle ne se souvenait pas avoir ressenti une telle aversion pour lui la dernière fois. Son expression se déforma en une grimace dont elle essaya de lisser les traits, pour ne pas avoir l’air si dévastée que cela. Cet idiot lui inspirait de la peur, et surtout une irrésistible envie de pleurer. Or, ce n’était pas admissible. Dorian était un client avant tout et elle devait garder sa crédibilité. Les Démons ne pleuraient pas normalement. Ses yeux étaient brillants, mais elle choisit de les braquer sur lui malgré tout. Derrière son désespoir, sa colère ronflait et grondait. Elle prenait de l’ampleur au creux de ses poings, dans sa mâchoire et jusqu’au bout de sa langue. Kitoe ne rêvait que d’une chose, c’était de coller un coup de pied dans l’abdomen de ce vaurien, un coup de pied si puissant qu’il l’enverrait voler plusieurs mètres en arrière et le ferait atterrir dans les buissons épineux et voraces de son jardin. Malheureusement, sa condition la privait d’une telle souplesse. La bouche déformée par la rage, les cils retenant de justesse quelques larmes, la Vile saisit finalement l’insolent par le col et le força à se pencher à sa hauteur. Là, ridiculement, elle l’entraina à sa suite. Elle le colla violemment dans un fauteuil de son salon.
-Si ça te ravit tant, alors je te retourne les félicitations. Siffla-t-elle.
Elle ne comprenait toujours pas comment tout cela avait été possible. Elle avait toujours pensé que les Vampires ne pouvaient pas. Maintenant qu’elle l’avait sous les yeux et qu’il la répugnait, lui et son air suffisant, elle comprenait encore moins comment ils en étaient arrivés là.
-Espèce d’idiot ! Je te déteste ! Tu aurais pu prévenir, que tu… que tu pouvais…
Le reste de sa phrase se noya au fond de sa gorge. Elle n’avait pas envie de lui expliquer leur dernière entrevue. Celle-ci avait été suffisamment horrible. A chaque fois qu’elle se la remémorait, elle réalisait un peu plus que cela n’avait pas été bien un seul instant. Elle avait tout détesté. Ils avaient été nuls tous les deux, mais surtout lui.
Kitoe inspira plusieurs fois. L'empreinte de la répulsion était tamponné sur ses traits, noués. Elle s’assit dans un siège face à lui. Elle avait honte d’être dans un pareil état. Ses poings serrés étaient posés sur ses genoux. Elle tenta de se calmer. C’était à peine si elle pouvait voir ses genoux.
-Je ne sais pas ce qui va sortir de là, mais je ne vais pas pouvoir m’en occuper. Qu’est-ce qu’elle espérait de sa part ? Pas grand-chose à dire vrai. Elle entrouvrit la bouche pour laisser passer un infime filet d’air. En tout cas pas seule.
Peut-être qu’Argenti et Astriid avaient raison et qu’il existait des solutions plus simples que toutes les idées tordues qu’elle montait dans sa tête. Peut-être qu’il y aurait de la place pour une chauve-souris, dans le foutu nid de chiroptères avec lequel elle avait passé un contrat. Peut-être que cela renforcerait leurs liens ? Dans certains cas, les enfants étaient des atouts commerciaux non négligeables. Elle devait au moins essayer de tirer un avantage de cette situation.
Je n'avais pas beaucoup réfléchi à ce que je ressentirai en revoyant Kitoe. En chemin, j'avais passé plus de temps à ronchonner sur le fait de devoir risquer ma peau en venant ici qu'à autre chose. De fait, je n'étais pas totalement prêt à être agressé physiquement et manquai m'effondrer sur elle quand ses griffes m'accrochèrent par le col pour me plier en deux. Là, nez à nez avec la brune, je ne pus que constater une singulière brillance dans ses yeux. Incertain de savoir si elle était au bord des larmes ou si je la dérangeais en plein découpage d'oignons, je cillai, surpris. Je n'étais pas en position, physiquement, de réfléchir correctement et me laissai traîner dans la confusion la plus complète à sa suite, ployant sous le poids de sa poigne. Je fus plaqué sans autre forme de procès dans un fauteuil à l'intérieur. « Non mais ça va pas ?! Qu'est-ce qui te prend ? » Les vêtements aussi froissés que mon air, je redressai mon dos pour retrouver un peu de cette dignité recalée sur le pas de la porte quand le sens de ses mots me frappa subitement. Les insultes plurent sur moi comme des briques mais j'étais déjà assommé. « ... » Je ne pouvais pas devenir plus pâle que je ne l'étais déjà, alors j'avalai ma langue. Intérieurement, c'était le blanc total, tout avait cessé de fonctionner. Interdit, je la regardai s'asseoir tant bien que mal vu le paquet qu'elle se traînait, et j'eus une absurde envie de rire. Par miracle ou grâce à un instinct de préservation intact, je réussis à l'avaler lui aussi avant qu'il ne sorte. C'était sans doute mieux, je pouvais presque voir de la fumée sortir des naseaux écartés de la Démone. Elle ne me faisait pas vraiment peur, mais si je pouvais éviter qu'elle m'envoie quelque chose de tranchant à la figure, c'était tout de même mieux. Parfois, j'étais sensé. Pas la dernière fois, visiblement.
« Euh... » Il était trop tôt, beaucoup trop tôt pour moi pour réfléchir à ce qu'elle sous-entendait. Seule. Le mot résonnait dans ma tête et bloquai dessus à la manière d'une occlusion, non pas intestinale mais cérébrale. « Mais... » Mes sourcils se froncèrent. « Mais attends, tu es sûre qu'il est de... Enfin je veux dire... Je ne suis pas supposé... » bégayai-je avant d'inspirer pour me donner une claque mentale et remettre mes idées en place. C'était ridicule. Tout cela était ridicule. Je fis un mouvement pour replacer les lunettes sur mon nez avant de me souvenir que je n'en portais plus. Je me râclai la gorge et me passai la main dans les cheveux comme si c'était mon intention première. Mon autre main rejoignit la première et je baissai les yeux sur mes genoux en étouffant un juron entre mes dents. Pourquoi moi ? Je relevai finalement la tête et positionnai mes mains en cône sur lequel mon menton se posa. « S'il est vraiment de moi, crois-moi si je te dis que je suis le premier surpris. » Et j'étais surtout bien dans la merde. Avec l'existence d'Iulia, les rejetons d'Oksana nous avaient coursés avec Thessalia, je n'étais pas d'humeur à remettre ça. Tout ça parce que j'avais voulu jouer avec la magie. J'aurais dû savoir qu'au final, c'était la magie qui jouait avec nous. « Bon. » Je réfléchissais, intensément maintenant que j'avais absorbé le choc. En premier lieu, il fallait calmer Kitoe. Si notre partenariat se brisait, Laysa irait investiguer, les problèmes s'amoncèleraient et j'aurais envie de me tuer. Toutefois, il était hors de question que j'accède à sa demande à moitié formulée. C'était absurde. Que croyait-elle ? Que j'allais répondre, la bouche en coeur, que j'allais déménager en Enfer pour vivre avec elle et éduquer ensemble ce gosse ? « Le mieux, pour tout le monde, puisque tu n'as pas pu t'en débarrasser à temps, c'est que tu l'envoies dans un orphelinat à sa naissance. » Ou qu'elle le tue, ça m'était égal, mais j'essayai de conserver un propos mesuré. C'était une Démone, mais c'était de son bébé qu'on parlait - non, je n'allais pas dire "notre" - et j'ignorais si elle avait un instinct maternel.
Oh… Donc lui non-plus ne savait pas qu’il pouvait… Kitoe gratta le tissu de sa robe. La colère l’avait tellement emportée qu’elle n’avait pas songé que le Vampire ne fût pas plus au courant qu’elle de sa capacité à se reproduire. Un instant, elle se retrouva hébétée face aux réponses de Dorian. Elle faillit abdiquer, mais les incohérences sur le tableau qu’ils étaient en train de dresser tous les deux étaient trop monstres pour qu’elle s’y résolut. Fixant un point sur le mur derrière son invité, elle se refit la liste des faits physiologiques dont elle avait connaissance sur les suceurs de sang. Sa participation à la Guerre des Crocs lui avait beaucoup appris sur ce peuple atypique, plus que les vulgaires clichés qui parcouraient les cervelles imbéciles des Terres de Sympan. Quand elle l’eut fait, elle fronça les sourcils à nouveau.
-Comment ça, tu ne savais pas ?
Car elle avait beau chercher, tout ça n’allait pas. Pour commencer, il n’aurait jamais dû bander. Comme une casserole de lait sur lequel on aurait remis un couvercle, la Démone se remit sur ses pieds.
-Comment ça, tu ne savais pas ? Répéta-t-elle. C’était autant rhétorique que pour elle-même appréhender la signification de cette énorme blague.
Elle réduisit les quelques mètres entre eux à quelques dizaines de centimètres à peine. Les lèvres retroussées, elle pointait vers lui un doigt inquisiteur. La tension la faisait frémir de manière visible.
-T’es quand-même pas un bébé, tu sais comment ta propre race fonctionne ?
Si encore la physionomie des Vampires avait été aussi aléatoire que celles des habitants de l’Enfer, pourquoi pas. Mais ce n’était pas le cas, et en plus, il avait une mère qui avait dû lui expliquer tout ça. Il ne s’était pas transformé sans savoir où il mettait les pieds. Ou alors, il était profondément stupide. Ce qui semblait être le cas.
-Tu m’as… Pour une raison ou une autre, le terme resta coincé au bord de ses lèvres. Elle recommença en essayant de moins réfléchir. Tu m’as baisée, Dorian ! Tu m’as baisée comme un putain de malpropre, espèce de gros porc ! Qu’est-ce que ça faisait du bien de le dire. Elle se sentit requinquée. Dans une sorte d’élan de rage, elle se plaça à califourchon sur ses genoux. Il devait sentir son gros ventre rond contre le sien. Il devait sentir les conséquences. T’es le premier à me foutre en cloque. T’es plus fertile qu’un Elfe et tu oses me dire que t’étais pas au courant ?
Prononcer ces termes alluma une étincelle de lucidité dans ses yeux. Un instant tournée vers le plafond comme si l’information divine en était descendue, elle reposa une attention d’autant plus féroce sur l’indésirable. Son visage était si proche du sien qu’elle louchait.
-Tu me prends pour une tarte depuis le début, c’est ça ? Elle avait plaqué ses bras sur le dossier, de part et d’autre de sa tête. T’es qui ? Tu viens d’où ?
S’il y avait une chose qu’elle détestait plus que les Anges, c’était qu’on la prît pour une idiote. Entre le bébé, le fait qu’il l’avait plus ou moins égorgée et puis enfin ça, il y avait là deux raisons de trop pour le tuer.
Le tuer…
Oh.
Hey…
La Démone se calma presque instantanément pour adopter une froideur tranchante. Elle se pencha comme elle le put vers l’arrière pour le laisser respirer.
-Ta Créatrice, si tant est qu’elle existe, sait que tu es ici ? Ou n’importe lequel de tes proches ?
Un “non” résulterait en une exécution lente, mais efficace, par égorgement et éviscération. Peut-être qu’elle pourrait déterminer sa véritable race au goût.
Embêté, je me massai la nuque. C'était embarrassant, mais je ne mentais pas. J'étais aussi perdu qu'elle. « Oui, je sais que ça peut paraître... Mais c'est la Magie, euh... » Une fois prononcé, mon argument perdait prodigieusement en pertinence et je préférai ne pas terminer ma phrase. C'était pourtant ainsi. De la même façon que j'étais parfois téléporté contre ma volonté dans des endroits, de la même façon que mon visage était placardé sur un personnage de Conte que tout le monde semblait lire, j'avais cet artefact qui m'autorisait, pendant quelques minutes, à ne plus être soumis à l'un des plus grands handicaps de ma race. J'avais juste oublié qu'il existait des conséquences, un oubli vieux comme le monde, mais pour ma défense, je ne réfléchissais pas clairement et la chose s'était faite sans que je ne sache trop comment. Une minute plus tôt, elle me proposait une de ces drogues, la minute d'après, j'étais vissé en elle avec le goût de son sang dans la bouche.
Je n'aimais pas beaucoup son index pointé sur mon nez, mais je décidai que le contexte lui octroyait ce droit et je tins ma langue. Ce devait être le mieux, parce que quand je parlais, elle s'énervait. Je songeai à ma femme défunte. Elle aussi s'agaçait quand je tentais de me défendre. Par la suite, j'avais trouvé toutes les astuces pour désamorcer toutes ses crises de colère, mais je me voyais mal me lever pour embrasser Kitoe et faire taire ses accusations. Le résultat ne serait sans doute pas celui anticipé et je n'avais pas vraiment prévu de mourir aujourd'hui. « Oui. » Même si le choix des termes me faisait grincer, elle avait raison. Je voulus ajouter qu'elle avait quand même plutôt eut l'air consentante sur le moment mais son soudain mouvement en avant me prit par surprise. « ... » Je sentis l'extrémité de son ventre appuyer sur le mien et détestai aussitôt ça. « Descend. » grondai-je en la regardant de travers. « Pas du tout. » Même si elle se comportait franchement comme une tarte. Elle n'avait qu'à le tuer ce gosse, puisqu'il l'ennuyait autant. Elle aurait pu y penser aussi avant d'ouvrir les cuisses. Elle pouvait le sacrifier à son Æther et tout serait pour le mieux.
« Je ne t'ai pas menti. » Peut-être qu'en le répétant, elle finirait par me croire, même si elle avait plutôt l'air d'être prête à m'étouffer avec son ventre. Mes muscles se tendirent. Je ne voulais pas en arriver là. Peut-être qu'en l'aliénant... Son visage se transforma subitement, sans toutefois montrer un réel ravissement. Au moins, mon instinct ne hurlait plus de sonnette d'alarme. Je ne me détendis pas pour autant. « Oui. Je lui ai dit qu'il y avait un problème à régler sur ta prochaine commande. » J'exclus volontairement de lui dire que Laysa ne m'avait pas cru une seule seconde. « Tu veux bien sortir de là ? » grognai-je. Son attitude me mettait de mauvaise humeur. Cette conversation manquait d'efficacité, ce qui était un vrai défaut entre deux partenaires commerciaux. « Qu'est-ce que tu vas en faire ? Je peux essayer de t'aider, discrètement, selon ce que tu choisiras de faire avec. Mais ne crois pas que je vais m'en occuper. Je ne peux pas. Tu veux t'en débarrasser ? » Il fallait qu'il s'était passé en Enfer reste en Enfer. Laysa ne devait jamais savoir. Bae non plus, ajoutai-je mentalement. Il m'avait reproché de ne rien lui dire, mais tout n'était pas bon à savoir. Je n'allais pas lui dresser l'inventaire de toutes mes erreurs, il allait finir par partir pour de bon. « Je pense qu'à l'avenir, je ne prendrais plus de tes drogues. » commentai-je à voix basse. Je réfléchissais aussi. Ce Calice était un poison déguisé. Je n'avais vu que ses propriétés avantageuses, sans réfléchir au coût derrière. « On a tous les deux mal agi la dernière fois. Mais on va régler ça. » Surtout elle, en vérité. D'ailleurs, en y réfléchissant, cet être ne devait pas exister. Son existence me mettait en danger, vis-à-vis de ma race. « Pour quand est-il prévu ? Je peux essayer d'être présent, et j'irais m'en charger pour toi dès qu'il sera... euh... sorti. » Je n'y prendrai aucun plaisir, mais il ne devait pas vivre.
Elle évacua tout l’air de ses poumons dans un long, très long, très très long soupir. C’était le cri de son désespoir. Même en supposant que Dorian mentait et que personne n’était au courant de sa venue chez elle, Kitoe ne pouvait pas prendre le risque de le tuer. C’était dommage, car elle aurait adoré le faire taire et mettre un terme à son attitude un poil condescendante à son goût. Elle aurait aimé le mettre à ses pieds, voir la peur dans ses yeux et lui arracher son dernier souffle. La Démone se pressa un peu plus contre lui par pure provocation. A défaut de pouvoir le supprimer, elle pouvait toutefois l’embêter. Elle songea à le débraguer pour le castrer dans les règles de l’art, mais elle n’avait pas de couteau à portée de main. Son geste aurait été un service rendu, car cette capacité à engendrer ne lui plaisait visiblement pas plus qu’à elle. Mettant fin au fil de ses idées perverses, Kitoe accéda enfin à sa demande et glissa hors du fauteuil. Elle s’assit par terre. La rage, à défaut de la colère, avait disparu et elle avait envie de bouder.
-Je ne sais pas ce que je veux en faire parce que je ne sais pas ce qui va sortir de là.
Il s’agirait de déterminer si c’était un Vampire ou un Démon, et dans le second cas d’en appréhender la forme. Il s’agirait ensuite de déterminer si l’enfant serait dangereux et détestable ou utile et appréciable. Parfois, certaines choses qui émanaient d’elle avaient une influence très positive dans sa vie. Toki en était le parfait exemple et maintenant qu’elle ne l’avait plus sous le coude, travailler était devenu une autre affaire.
-Parfait.
Elle ne voulait plus jamais lui donner de drogues et elle ne voulait plus en prendre avec personne. De toute manière, ce n’était pas comme si elle en consommait souvent. A la base, elle lui avait surtout montré parce que c’était ce qu’elle avait utilisé pour requinquer les troupes, lors de la guerre qui avait opposé les suceurs de sang avec leurs homologues animaux.
La Démone s’était laissé absorber par l’exploration de son vieux parquet. Il était poussiéreux. Elle n’avait pas songé à faire le ménage avant l’arrivée de son invité, mais quand il s’agissait des espaces personnels, elle était rarement régulière sur les corvées.
-Tu ferais ça ?
Kitoe ne connaissait pas suffisamment Dorian pour savoir s’il tiendrait parole et viendrait à son accouchement, car sous ses airs d’homme rigide et à sa manière de lui parler, elle ne pouvait l’imaginer autrement que sous la forme d’un connard. Elle préférait ne rien attendre de lui. Par ailleurs, elle n’était pas sûre de vouloir de sa présence non-plus. Ça la gênait, comme s’il ne l’avait jamais vue nue auparavant et encore moins mis sa tête entre ses cuisses.
-C’est pour très bientôt. Je demanderai au médecin la date estimée et je te la ferai parvenir.
Elle se releva. S’installer par terre avait été une mauvaise idée au vu du ballon qui obstruait ses mouvements. Elle épousseta ses vêtements.
-A moins que tu ne profites de ta présence pour autre chose, tu peux partir. Merci d’être venu.
Elle avait obtenu ce qu’elle avait voulu : elle l’avait informé et il lui avait donné sa vision quant à l’avenir de cet enfant. Ils pouvaient se rejoindre sur ça. Une mort pure et simple, silencieuse, afin de reprendre leur existence comme s’il ne s’était jamais rien passé. C’était facile et efficace. Maintenant, elle ne voulait plus voir la face pâlotte de cette grande perche. Il n’aurait qu’à prétexter que le souci était réglé et qu’il n’y avait rien de particulier à en dire.
Mes épaules remontèrent et redescendirent dans un mouvement nonchalant. « Je n'y prendrais pas du plaisir, mais c'est la meilleure solution. Le mieux aurait été que tu t'en débarrasses à temps, ça t'aurait épargné... ça. » Je la détaillai, avachie au sol avec son abdomen encombrant. Je trouvais son apparence horrible alors qu'il vivait dans l'imaginaire collectif que les femmes enceintes s'illuminaient, ou quelque chose du genre. Ce n'était clairement pas son cas. Elle ne vivait manifestement pas bien cette grossesse. Les femmes ne sentaient-elles donc pas quand elles étaient enceintes ? Comment avait-elle pu en arriver à ce stade et me blâmer, moi ? Et pourquoi fallait-il que ce soit une fois Vampire qu'il devait se faire ces réflexions alors qu'il était marié et apte sexuellement auparavant ? Quel Æther se moquait de moi exactement ?
Je la regardai se relever avec la grâce d'une vache et esquissai un geste pour l'aider avant de me ligoter mentalement. Cette fille était beaucoup trop lunatique et instable. Je ne savais jamais ce qu'elle allait choisir entre m'enfoncer un couteau dans la poitrine ou me pleurer dessus. Qu'elle se débrouille donc. Je ne bougeai pas. J'avais aussi envie de la laisser se débrouiller pour expulser cette aberration, mais je ne devais pas prendre le risque qu'elle le garde par affection maternelle ou que sais-je. Et moi ? En dépit de l'assurance que j'avais montré, serais-je capable de le tuer ? Il le fallait. Les fanatiques d'Oksana n'allaient pas me louper s'ils apprenaient ce que j'avais fait, et s'ils apprenaient ce que je pouvais faire grâce à cet artefact maudit. Je songeais à le jeter dans un fossé dès que possible, pour me débarrasser de la tentation de l'utiliser encore.
« Je vais rentrer dans ce cas. Et trouver une raison pour laquelle tu m'as fait venir, une raison professionnelle. » articulai-je, fatigué d'avance de devoir mentir encore à Laysa quand bien même elle savait toujours quand je mentais. « J'attends ta lettre. Évite de parler de bébé dedans. Tu n'as qu'à parler de commande, en tout cas, trouve quelque chose. Laysa ne doit pas apprendre ce que nous avons fait. Personne. » Je ne précisais pas que ce n'était pas elle qui souffrirait des conséquences si la nouvelle se répandait. « Bon courage pour la suite. Ça va aller ? Il n'y a personne pour t'aider au quotidien ? » Et pourquoi exactement est-ce que je m'en souciais ? Je me renfrognai aussitôt. « Je dis ça juste parce qu'on attend quand même tes commandes, à Merhoneän. Enfin, j'imagine que je peux expliquer à Laysa que tu m'as appelé ici pour me dire qu'il y aura du retard. Ouais. » Ma phrase se finit en marmonnements indistincts. Après une salutation aussi froide que maladroite, je franchis l'entrée et me retrouvai à l'extérieur. Une fois loin de Kitoe et de ses ondes néfastes, je me sentais enfin capable de mieux réfléchir. Son énorme ventre avait eu le don de me déconcentrer tout le temps qu'avait duré cette épouvantable conversation. Je songeai à Bae. Il était mieux de lui dissimuler ça aussi.
