-Blu, tiens-toi bien s'il-te-plait ! Nous sommes à table, tout de même.
La concernée se redressa sans sommation, mais non pas sans souffler son ennui. Elle adressa à peine un regard à sa mère, préférant éviter de paraître insolente alors que ce n'était pas son intention. Non. Le problème, c'était juste qu'elle s'ennuyait monstrueusement. Assise sur une chaise trop petite à la table des enfants – une vieille table ronde et bancale elle aussi trop petite, ce qui l'obligeait à se pencher exagérément pour manger – elle regardait son assiette de poulet, de purée et de petits pois sans exprimer un très grand appétit. L'une des causes de cet appétit n'était pas tant la provenance des aliments – tante Elvira avait insisté une bonne dizaine de fois sur le fait qu'ils provenaient de la ferme, comme à chaque fois qu'ils avaient un repas de famille chez elle et oncle Gustave – mais plutôt le fait que c'était Elvira qui avait tout cuisiné. Et quand Elvira cuisinait, les choses avaient toujours un goût bizarre. Blu n'avait jamais compris pourquoi. Bien entendu, elle n'avait jamais osé demander à qui que ce soit. Pas même à son frère. Curieusement, Otoris finissait toujours assez bien son assiette – il raffolait de la purée alors que c’était justement le pire. Mais bon. A force de vivre dans une famille pareille, Blu avait fini par comprendre que d'entre tous, elle était probablement la personne la plus normale. Elle était assez triste que son petit frère n'ait pas suivi son exemple, mais ne lui en voulait pas : il était loin d'être le pire.
Par exemple, il y avait Malcolm. Et là, Blu ne parlait pas du grand Malcolm, qu'elle n'avait pas rencontré à beaucoup d'occasions puisque cette branche de la famille faisait partie d'une secte dont elle avait oublié le nom. Elle parlait bien du petit Malcolm, à savoir son actuel voisin de table, un gamin de huit ans qui ne savait pas tenir ses couverts correctement. Résultat : il éparpillait davantage ses petits pois hors de son assiette qu'il n'en mettait dans sa bouche. La vieille table ronde, en plus d'être bancale, était donc parfaitement dégueulasse. Et personne n’en faisait rien.
-Eh bien alors, Bludeline ? Tu n'aimes pas ?
Tante Elvira venait d'interrompre la conversation des adultes pour s'adresser à elle. Blu fournit un effort surhumain pour ne pas lui lancer un regard noir. Tous les Dantilleul savaient à quel point elle détestait qu'on l'appelât par son prénom complet. Mais certains, plus séniles que d'autres, semblaient l'oublier dans la seconde qui suivait ses rappels. C'était toujours pareil. Un peu comme pour son père, qui détestait le café, mais à qui on en proposait toujours. C'était fatigant. L'adolescente feignit un sourire.
-Je n'ai pas très faim.
-Encore ? A force, ma petite, tu vas finir comme une brindille !
-Tu vas te transformer en brindille ? S'exclama alors Malcolm, tout à fait émerveillé par une telle hypothèse.
-Non. Rétorqua Blu en soupirant.
-Oh, et par Suris ! Ta mère nous a dit que tu avais décroché un petit boulot et que tu gardais des enfants ! Alors montre l'exemple et occupe-toi donc de ton cousin, tu veux bien ?
La Magicienne acquiesça en murmurant une excuse, et se tourna vers Malcolm. Justement : elle était censée être en vacances, non ? Mais de toute manière, Blu détestait les congés de la Sainte Toux. C'était un prétexte pour réunir la famille, le tout pour se recueillir sur la tombe des grands-parents, des arrières-grands-parents, des arrières-grands-oncles et tantes, et elle ne savait qui encore – en bref, des gens qu'elle n'avait jamais connu. C'était une fête particulièrement morose que les adultes essayaient par tous les moyens d'égayer lors de ces repas dit "conviviaux". Mais à son avis, c'était raté. Parfois, elle enviait cette branche familiale qui ne leur rendait jamais visite. A quoi pouvait bien ressembler cette secte ? A l'aide d'une serviette, elle récupéra les petits pois que son cousin avait semé un peu partout. En même temps, elle s'adressa à Otoris.
Siruu Belhades ~ Sorcier ~ Niveau III ~ ◈ Parchemins usagés : 2293 ◈ YinYanisé(e) le : 06/12/2015
Sam 22 Oct 2022, 18:10
Elvira lavait-elle ses casseroles en cuivre ? Si tel était le cas, est-ce qu’elle rinçait correctement le savon ? Il s’agissait de la première explication qui venait en tête, lorsque quelqu’un goûtait ses plats. Ou alors, peut-être était-ce simplement la coriandre qu’elle utilisait infailliblement. Otoris avait toujours eu du mal à savoir ce qui donnait cette saveur caractéristique à la cuisine de sa tante. Enfant, il rechignait souvent à manger chez elle. Mais maintenant, il n’était plus un enfant : il était grand. Alors, il avait fini par aimer. Est-ce qu’il avait envie qu’on lui resserve de la purée ? Non, pas vraiment. Il finissait son assiette par politesse, et elle lui redonnait plus de purée à chaque fois. C’était immonde, mais si cela pouvait faire plaisir à tante Elvira, il était prêt à faire cet effort. Néanmoins, ce n’était pas le seul sacrifice présent dans son assiette, et il n’avait nullement envie de manger le poulet désormais froid. Il aimait bien la volaille — et tous les animaux —. Il avait essayé d’ingérer cette viande, mais ne pouvait s’empêcher de penser à Jérémy, le coq de ferme avec lequel il avait développé une profonde amitié il y a de cela quelques mois.
Otoris put enfin laisser son sourire retomber. Il observait la manière dont Bludeline réagissait à sa tante. Elle était irritée, comme toujours, mais ne le laissait pas trop paraître. Peut-être que les congés de la Sainte Toux la mettaient d’humeur morose, et que l'école lui manquait ? Bien sûr que non. Blu était tout le temps comme ça, lors des réunions familiales. Il comprenait pourquoi elle n’aimait pas tous les membres de leur famille. Ils étaient une bande assez hétéroclite et… et bien, même lui s’ennuyait d’eux, parfois. C’est pour ça que, lorsqu’ils étaient dans leur maison habituelle, il allait souvent rendre visite à Asra, son amie. Elle vivait avec son oncle, à quelques minutes d’une station à pontons. C'était pratique, surtout lorsqu'il y avait des disputes entre les oncles et les tantes. Il avait beau être le médiateur pour beaucoup de conflits dans son groupe d'amis, il n'osait pas prendre ce rôle au sein de leur famille. Les histoires de ferme et d'héritage, ça ne le passionnait pas vraiment.
« Merci beaucoup ! Mais non, ça ira. » Otoris n’avait pas particulièrement envie de manger davantage. « Tu vas aller à l’étage ? » À peine eut-il fini de poser cette question qu’il sentit quelque chose de visqueux contre sa joue. « Bataille de purée ! » Le petit Malcolm avait utilisé sa fourchette comme catapulte. Nul doute qu’un tel monstre ne pourrait que devenir sorcier. « Hé, arrête ! » Les adultes n’avaient pas remarqué le conflit, trop occupés par le brouhaha qui surplombait leur table. Pourquoi avaient-ils droit à des chaises plus hautes ? Après avoir essuyé la purée de son visage, Otoris fit ce qu’il pensait être un regard noir. « Si tu refais ça, je le dirai à ta mère. » Le petit diable n’était pas impressionné. « T’es pas cap de répliquer ! » Il catapulta une nouvelle portion de purée, cette fois-ci en direction de Blu. « Paf la brindille ! Ha ha ! »
524 mots.
Kitoe ~ Démon ~ Niveau II ~ ◈ Parchemins usagés : 1513 ◈ YinYanisé(e) le : 09/11/2016
Ses yeux s'écarquillèrent dès le premier projectile. Elle venait à peine de rameuter le troupeau de petits pois que Malcolm revenait de plus belle à la charge.
-Malcolm ! Arrête !
Pour toute réponse, elle se prit le deuxième assaut en pleine poire. Aussitôt, l'adolescente passa sa main sur son visage pour enlever le surplus, non sans un grognement de dégoût. Tel un fauve, elle fondit sur son cousin et lui arracha de force la fourchette. L'autre poussa une plainte outrée, qui avait pour but d'attirer l'attention des adultes en se présentant comme victime. Elle voulut faire comme si de rien mais la chouette à l'affut qu'elle était devenue finit par tourner la tête vers l'assemblée d'adultes, qui scrutaient la scène en retour, alarmés. Grave erreur. Maintenant, elle aurait l’air coupable.
-MAMAN PAPA Y'A BLU QUI...
-Malcolm n'arrête pas de jouer avec la nourriture ! S'écria-t-elle en essayant de surpasser les pleurs insupportables de son insupportable cousin. C'était une piètre défense, mais c'était tout ce qu'elle pouvait faire, en plus d'être la vérité.
-... M'A ARRACHÉ MA FOURCHETTE DES MAINS !
-Blu, qu’est-ce que tu as fait ? S’exclama tante Elvira, qu’on n’avait pourtant pas sonné.
L’étudiante posa des yeux implorants vers oncle Carlisle, qui détourna aussitôt le regard. Elle se rabattit donc sur tante Béronise. Celle-ci leva les yeux au ciel, tapota sa bouche à l'aide de sa serviette, puis se leva. Malcolm pleurait désormais. Ou du moins, il faisait semblant de pleurer, car aucune larme ne coulait sur ses joues.
-Malcolm, ça suffit.
Béronise était penchée sur son fils et nettoyait les dégâts causés par celui-ci.
-Mais j'ai rien fait ! C'est Blu qui m'a fait mal.
-C’est vrai, ça ?
Blu lui lança un regard noir. Quel chouineur. Que ce soit elle qui doive se défendre dans cette situation était complètement absurde et cela l’agaçait.
-Tu n'avais qu'à pas catapulter ta purée.
-C'est vrai ? Tu as fait ça Malcolm ? Gronda Béronise.
Bien que son fils soit une véritable plaie, Blu appréciait Béronise. C'était l'une des rares personnes dans cette famille à avoir un comportement normal de parent responsable envers son enfant. Curieux que celui-ci tournât mal, alors qu'il n'avait que huit ans. Peut-être que l'éducation laissait finalement à désirer lorsqu’ils étaient chez eux, loin des regards ? Ou est-ce que Carlisle devenait une véritable limace – ou un tyran ? – une fois la porte close ? Pourtant, elle aimait bien son oncle aussi. Il était juste un peu laxiste à son goût et se cachait trop derrière sa femme. Mais cela devait être de famille. Leur père, à elle et à Otoris, était de la même trempe. Pourtant, l'adolescente pensait que ni elle, ni son frère, n'avait aussi mal tourné. Les deux avaient toujours été relativement sages.
-Oui mais c'est parce que la purée de tata, elle est pas bonne !
A la table des parents, les conversations avaient repris bon train. Tant mieux. Cela leur épargnait les inspirations outrées, en particulier de la part de la principale concernée : tante Elvira. Oser critiquer sa cuisine, c'était se risquer à des discours interminables sur sa manière de voir les choses, le tout inspiré de sa bible : l'Encyclopédie des Bonnes Manières d'Antan, de Bridélice de Catarie. Bridélice était une femme qui élogiait haut et fort des pratiques strictes et conservatrices sur le rôle de la femme au foyer. Un véritable enfer, selon Blu. L'Encyclopédie des Bonnes Manières d'Antan incluait une annexe des meilleures recettes de cuisines de l'autrice.
-Voyons, Malcolm ! Ne dis pas de bêtises. S'exclama Béronise en chuchotant. Mais son regard en disait long sur le mensonge qu'elle venait de sortir. Allez, sois sage et termine ton assiette.
Pendant ce temps, Blu cherchait l'attention de ses parents.
-Est-ce qu'Otoris et moi pouvons sortir de table ? On n'a plus faim.
Comme ils étaient plus grands, ils avaient ce privilège de pouvoir quitter la table sans finir leur repas. Il avait été décrété que Malcolm aurait aussi ce privilège dès lors qu'il aurait atteint ses dix ans. Un chiffre qui se rapprochait dangereusement.
-Demande à ta mère. Répondit son père.
A côté d'elle, Chantalinora acquiesça. Satisfaite, Blu lança un sourire complice à son frère.
Siruu Belhades ~ Sorcier ~ Niveau III ~ ◈ Parchemins usagés : 2293 ◈ YinYanisé(e) le : 06/12/2015
Sam 25 Fév 2023, 21:42
Otoris avait de nombreux pouvoirs. Tout d’abord, il savait faire des potions. Vous en connaissez beaucoup, des magiciens capables d’une telle prouesse ? Probablement, oui. Mais vous auriez tort de le sous-estimer, car les élixirs ne représentaient qu’une petite partie de son arsenal. Après tout, il avait aussi par le passé tracé quelques pentacles, ou raccomodé du tissu à l’aide de la Valse Créatrice. Rien de bien original, donc, mais le magicien pensait pouvoir convaincre quiconque de son potentiel. Et, si cette étendue de talent ne suffisait pas à vous impressionner, il aurait même fini par révéler sa botte secrète : la création de couleurs ex nihilo.
Pourtant, il possédait un don plus grand encore. Un pouvoir qui, sans magie, relevait du miracle. L’ironie du sort voulait qu’il ne soit même pas au courant de cette faculté. Pourtant, à l’instant même, il l’employait. Alors que Béronise et Malcolm entraînaient Blu dans une discussion fort désagréable, Otoris regardait la porte. Tant qu’il se concentrait sur les sillons du bois, son esprit était protégé du conflit. Dans bien des situations, cette capacité à tout simplement ignorer le négatif l’avait aidé.
Le regard d’Otoris finit par reprendre vie lorsqu’il entendit sa sœur demander la permission de quitter la table. Il ne craignait pas ses parents, mais avait toujours eu peur de se retrouver entre un « Demande à ta mère » et un « Demande à ton père » ou, pire encore, essuyer un refus. Alors, il avait pris l’habitude d’attendre que quelqu’un d’autre prenne l’initiative. Ce quelqu’un d’autre, la majorité du temps, était Blu. Les aetheri avaient bien fait de la rendre moins patiente. Après avoir obtenu l’autorisation, il lança un « Merci maman » expéditif et se précipita vers l’extérieur.
Rester chez tante Elvira et oncle Gustave avait ses inconvénients – la cuisine étant le pire –. Pour autant, il y avait aussi quelques bons points. Tout d’abord, il y avait Jérémy, le coq avait lequel Otoris s’entendait bien. Néanmoins, le plus intéressant restait cet arbre énigmatique, au fond du jardin. Les Padji ne poussaient pas n’importe où, et la ferme Dantilleul devait s’estimer heureuse. « Tu veux aller t’asseoir sous l’arbre à souvenirs ? » Il s’était tourné vers Blu, souriant. Lorsqu’on fermait les yeux à l’ombre du Padji, on pouvait voir des souvenirs d’une autre époque. Une autre génération de Dantilleul, probablement tout aussi ennuyeuse. Néanmoins, de temps à autre, on tombait sur des morceaux du passé particulièrement intrigants.
« C’est pas juste, pourquoi ils peuvent sortir et pas moi ? » Béronise était à bout de patience. « Parce qu’ils ont le droit. Dans deux ans, tu pourras. Maintenant, rassieds-toi et finis ton assiette s’il te plaît. » Deux ans, soit un quart de sa vie actuelle. C’était trop long pour le petit Malcolm. « Mais ! » – « Il n’y a pas de ‘mais’ qui tienne. » C’était à se demander si la purée d’Elvira ne contenait pas des extraits de toniques stimulants. Cela expliquerait bien des choses, à commencer par le goût. « Je veux sortir et puis c’est tout ! » S’il y a bien une chose que Béronise voulait éviter, c’était d’avoir l’air d’une mère incapable de gérer son enfant. Autant dire que l’objectif n’était pas accompli, puisque Malcolm venait de s’élancer vers la sortie. Elle n’avait pas l’énergie de lui courir après, et se sentait légèrement humiliée par cette situation. Jusqu’ici silencieux, l’oncle Carlisle posa sa main sur l’épaule de sa femme. « Il ne va pas aller bien loin, c’est pas grave. »