Dans un grognement usé, le tiroir glissa dans ses railles pour dévoiler à la Déchue la liasse de papier qu'il conservait. Elle se saisit de l'un des feuillets avant refermer le tiroir. Puis, s'installant à la table, elle attrapa la mine qui trônait à côté de sa plume. Oriane avait trouvé ce nécessaire sur la petite table du salon, chez elle. Elle avait dans un premier temps cru qu'il s'agissait d'un oubli de Rajiv, ou qu'il n'avait simplement pas pris la peine de ranger. Il lui avait cependant affirmé que non, ce n'était pas à lui. Alors elle avait décidé le ramener à son bureau au cabaret. C'était là-bas qu'elle en faisait le plus usage. Cependant, à peine l'avait-elle rangé qu'elle se sentit comme un besoin viscéral de l'inaugurer en un message quelconque. Elle resta ainsi un instant en suspension, le stylo à quelques centimètres du parchemin. Écrire, oui. Mais quoi ? À qui ? Ça elle n'en savait trop rien. Un courant d'air souffla depuis la fenêtre, manquant faire s'envoler le papier comme il porta à ses oreilles le bêlement des weltpüff particulièrement bruyants depuis que la période de reproduction avait débuté.

Très cher toi, inconnu que tu es,

Il est des confessions compliquées à faire, même à des proches. Des secrets qu'il est difficile d'avouer

Elle s'arrêta avant écrire une phrase de plus, relut ces derniers mots, puis s'empara de son encrier qu'elle ouvrit d'un geste rapide pour les recouvrir d'une grande tâche obscure. C'était une dangereuse bouteille qu'elle avait manqué jeter à la mer. Pour elle comme pour celui qui l'aurait réceptionné. Elle prit une longue inspiration puis, une fois l'encre séchée, elle se reprit.

La maladresse est un bien mauvais ami même s'il permet de temps à autre de belles, sinon de grandes, découvertes. C'est la maladresse d'un individu qui aura mis ce papier entre mes mains où s'y couchent mots et sentiments à votre intention. Car on n'échange pas de la même façon avec un ami, la famille ou des inconnus. Y aurait-il un petit jeu à faire avec ça, peut-être.

Je me permet de commencer.

Je suis celle qu'un mot peut provoquer. Celle que l'on tente d'ignorer quand elle s'impose. Je suis une arme, un danger, un plaisir, un accord. Voilée de bienséance en public. Je suis la brûlure de tout à chacun. Le cri au milieu de la nuit. Je suis celle qui ne s'embarrasse pas de faux-semblant. Celle qui dévoile la véritable pensée en chacun. Je suis la faiseuse de guerre. Je suis l'instauratrice de paix.

Que suis-je ?   La Luxure.

Un sourire rieur fleurit sur les lèvres de la Déchue tandis qu'elle reposa la plume qu'elle avait troquée avec le crayon à côté d'un petit pot plein d'un liquide jaune pâle, récupéré plus tôt dans ce même tiroir où elle avait rangé le papier, pour y écrire la réponse à l'encre sympathique. Alors elle reprit avec la mine noire.

Avez-vous entendu parler du Grand Fessetival de la Charité ? Il est dit qu'une nouvelle édition est en préparation. En serez-vous ?

O.

À peine eut-elle le temps de refermer l'enveloppe que celle-ci disparut d'entre ses mains. D'abord surprise, Oriane se remit à sourire. Elle devrait faire ça plus souvent. C'était amusant d'écrire sans idée destinataire.

En découvrant le contenu de papier, un sourire amusé s'était dessiné sur le visage de la Tentatrice. Elle n'avait pas songé un instant que quelqu'un lui réponde. Puis elle s'était questionnée sur l'origine de son — ou sa — destinataire. Les mots qui lui avaient été écrits ne laissaient pas présager une personne à l'esprit mauvais. Elle fut longtemps demeurée dans la réserve tout de même. Il était aisé de cacher ses intentions lorsque les paroles étaient muettes, comme sur les lettres. C'était d'ailleurs cette réserve qui lui avait fait repousser ce moment où elle essaya le contenu des fioles. Ce fut également cela qui lui fit supposer que l'expéditeur du colis ne désirait pas son mal. Elle appréciait cet échange, malgré les nombreuses inconnues qui restaient. À Basphel elle s'était déjà essayée à ce genre d'exercice. Pas longtemps toutefois. Elle ne maitrisait que peu son péché à l'époque et rapidement ses mots s'étaient faits sulfureux. Trop. Ce fut là qu'elle apprit que la pauvre âme de l'autre côté du papier était un Ange. Aujourd'hui, quand elle y repensait, elle se trouvait sotte de ne pas l'avoir deviné plus tôt. En même temps, elle se questionnait sur ce qu'il était devenu, et de quelle façon il appréhendait cet échange aujourd'hui. Elle se prenait parfois, même, à penser qu'il avait été Déchu. À l'espérer presque. Peut-être pourraient-ils reprendre là où ils s'étaient arrêtés, des années plus tôt, et aller plus loin encore. Mais aujourd'hui, ce n'était pas à l'un des siens qu'elle s'adressait. Était-ce là la seule certitude qu'elle avait à propos de son correspondant.

Cher B. — à moins que je doive m'adresser à vous au féminin ?

Je vous félicite d'avoir trouvé la réponse à mon énigme, car tel en était la réponse, en effet. La Luxure. Et je me dois également de vous remercier de pouvoir songer que je puisse appartenir au peuple Orine. Une telle supposition, lorsque l'on ne se trouve pas être l'une des leurs, ne peut que s'apparenter à un compliment. Il me faut également vous souligner que vous touchez la vérité du doigt dans vos hypothèses. À ce rythme, il ne vous faudra que peu de temps pour deviner mon identité. Peut-être devrais-je relever le niveau de difficulté de mes énigmes à l'avenir.

Il me faut vous avouer que le contenu de votre missive m'aura, un temps certain, autant intrigué qu'inquiété. Il est de notoriété que ce ne sont pas les races les moins dangereuses qui maîtrisent l'art des potions et des parfums. Un tel contenu, sans notices ni indices, dont l'expéditeur comme son origine m'était — m'est encore — inconnu, m'aura fait, longtemps, me méfier de vous. Plusieurs lectures de votre message — et peut-être un goût du risque trop important, je dois l'admettre — m'auront convaincue que le danger pouvait vraisemblablement être écarté. Un geste qui vous vaudra de nouveaux remerciements. Notamment en ce qui concerne la plus petite qui, semble éveiller ce péché de Luxure, quand bien même les conditions ne sont pas toutes réunies. Figurez-vous que, il y a quelque temps de cela, l'on m'a confié un garçon bien trop timide pour sa condition. Toute aide pour réussir à aviver sa libido est la bienvenue.

Oriane sourit en songeant à Bruno. Le pauvre garçon ne semblait réceptif à rien. Ou du moins, lui en fallait-il plus que ce qu'un Luxurieux avait besoin normalement. Un véritable casse-tête pour elle. Tempérer un véritable Luxurieux s'avérait finalement être une tâche plus aisée qu'essayer d'exciter un faux.

Dites-moi, vous trouviez-vous au Fessetival de la Charité ? Malheureusement, les parfums étaient bien trop multiples pour arriver à y discerner clairement celui de la lavande. Je garde l'espoir que nous puissions nous croiser un jour, en une autre occasion. Elles ne manquent de toute manière pas. De nombreuses festivités auront encore lieu. Les bals sont également de parfaits endroits pour cela. Le hasard des danses nous réserve parfois des surprises étonnantes. Peut-être serait-ce à l'un d'eux que nous pourrions faire connaissance autrement.

A présent, je me permets de partager un peu plus de mon histoire avec vous.

Nous vivons de l'unité et de la multiplicité de nos invités. Nomades, nous surplombons le monde sédentaire, sans jamais le rencontrer. Cachées à son regard, personne ne peut nous ignorer. Autrefois à dessein guerrier, aujourd'hui nous sommes la diplomatie incarnée.

Que sommes-nous ? Les Îles Suspendues

Ma foi, celle-ci est bien plus courte que l'énigme précédente. J'espère toutefois qu'elle saura attirer votre attention de la même façon.

Bien à vous, O.