La tête relevée, elle plissa légèrement les yeux à la lecture de la devanture.
-Bou-lan-ge-rie...
Elle décortiqua chaque syllabe à voix basse, si basse qu'on l'entendait à peine. Ses lèvres bougeaient sans qu'aucun son ou presque ne les traverse. A la fin du mot, elles se figèrent, encore entrouvertes.
Chelsea n'avait appris à lire que très tard. La discipline ne lui était accessible que depuis quelques années, à savoir depuis qu'elle ne devait plus rien à personne et qu'elle avait donc eu les moyens de se payer un professeur digne de ce nom. Chelsea n'avait pas eu une enfance facile. Aînée d'une fratrie de deux enfants, elle et sa sœur avaient grandi dans l'ombre de ce qu'elle considérait maintenant comme le couple le plus toxique et le plus fauché que l'Enfer eut jamais connu, sous l'égide des violences conjugales et infantiles. Ça n'avait jamais été un secret pour personne : son père et sa mère aimaient se battre. Elle avait l'intime conviction qu'ils n'existaient que pour faire ce qu'ils avaient toujours fait de leur vivant : se disputer et se battre, se séparer, magouiller et faire subir les pires horreurs l'un contre l'autre jusqu'à obtenir suffisamment d'attention pour se remettre ensemble, baiser, puis recommencer. Toute leur enfance, Chelsea et Dakota avaient été au cœur de ce cauchemar sans fin, servant souvent de prétexte à l'un pour faire du mal à l'autre. Elles n'avaient reçu aucune éducation et avaient été contraintes, dès leur plus jeune âge, à apprendre par elles-mêmes avec le fantastique exemple qu'elles avaient sous les yeux : se battre, se défendre, se venger. Dès qu'elles en avaient eu l'occasion, les deux sœurs s'étaient barrées, puis elles s'étaient séparées. Pour survivre dans le monde hostile des adultes et de l'Enfer, Chelsea avait fait de ce qu'elle savait faire de mieux son premier boulot : combattante dans un fight club. Jusqu'à ce qu'elle tue son premier gars, et qu'elle réalise qu'elle kiffait ça.
Bref. Malgré les nombreuses langues qu'elle avait appris à parler à force de se confronter à des adversaires étrangers – principalement des insultes donc – elle n'avait jamais eu l'occasion d'apprendre à lire. Et ce dont elle s'était vite rendu compte, c'est que c'était très handicapant, en plus d'être un manque dont elle avait honte. Car si Chelsea avait bien conscience d'une chose, c'était qu'elle était loin d'être idiote. Au contraire, elle se considérait comme un putain de génie incompris. Mais sans être capable de décrypter ces symboles, elle limitait ses chances de le prouver au monde. Elle savait que les portes de l'écriture lui permettraient de découvrir des domaines dans lesquels elle excellerait.
Boulangerie. La lecture de ce seul mot avait entrainé une réflexion curieuse. Chelsea eut un rictus. C'était donc une boulangerie qui requerrait ses services. Elle savait qu'elle ne s'était pas trompé d'adresse parce que l'établissement était détaché des autres dans le coin. Deux hypothèses s'offraient à elle : soit on demandait ses services pour des affaires purement personnelles, ce qui n'avait donc rien à voir avec la boulangerie, soit il s'agissait de lessiver la concurrence ou quelque chose du genre. C'était peu probable, mais la jeune femme espérait qu'il s'agissait de la seconde option. Celle-ci lui paraissait plus amusante : une guerre à base de miches de pain était aussi absurde qu'envisageable et elle aspirait toujours à un peu d'originalité de la part de ses clients. En plus, la devanture de l'échoppe était nunuche à souhait.
Chelsea leva un pied et fit les quelques pas qu'il lui restait à faire jusqu'à la porte vitrée de la boulangerie. Elle examina la vitrine et l'encadrement avant de pousser le battant. Une clochette sonna son arrivée et elle entra d'un pas lourd. Son regard se promenait partout et analysait l'endroit du sol au plafond. Elle prit une grande inspiration. La boutique sentait le pain frais et la brioche.
-Bonjour, je peux vous aider ?
Elle fit le tour de la pièce avant de pivoter vers le comptoir. Une fille brune se tenait derrière, tout sourire. Elle était petite, frêle... et mignonne.
-Ouais. Chelsea lui accorda un sourire et s'approcha. Je cherche du pain au pamplemousse.
C'était le mot qu'on lui avait donné pour annoncer son arrivée, dans la lettre. La boulangère haussa les sourcils, puis les fronça, avant de ricaner.
-C'est débile comme code. Elle lui fit signe de la rejoindre. Venez, on va discuter ailleurs.
Chelsea trouva sa réaction curieuse, puisque c'était la boulangère elle-même qui l'avait choisi, mais elle était on ne peut plus d'accord. Durant la traversée de la grande cuisine puis l'arrivée dans le salon, l'invitée ne put s'empêcher de perdre son regard un peu partout. C'était comme ça : elle analysait tout, quoi qu'elle fasse, où qu'elle soit. Il fallait dire que sur ces terres, le danger était partout, autant que les opportunités. Tout était prétexte à se prémunir pour l’un ou pour l’autre.
-Jolie propriété.
-Merci.
La brune lui désigna un fauteuil et Chelsea s'exécuta, après avoir fait un bref tour du salon. Elle était déçue qu'on ne lui propose pas un verre, mais elle ne s'en formalisa pas. Ceux qui l'accueillaient chez eux, plutôt que dans une ruelle sombre et isolée, étaient déjà rares. La jeune femme s'enfonça dans son siège et posa ses deux bras sur les accoudoirs. Elle croisa les jambes.
