A bout de souffle, Kitoe claqua la porte d'entrée et déposa son panier rempli de courses par terre. Elle avait acheté beaucoup plus de choses que prévu. Lia l'avait contrainte à prendre une tonne de confiseries, en plus d'autres friandises complètement idiotes chez un boulanger concurrent. Idiotes, parce que c'était des produits que Kitoe cuisinait déjà pour sa propre échoppe, mais en dix fois meilleur. Et Lia le savait. Mais Lia était stupide. Elle prétextait que c’était pour vérifier que la concurrence était toujours mauvaise, mais en réalité, c’était juste parce que la marchandise, aussi dégueulasse pouvait-elle être, était joliment présentée et que ça faisait craquer l’enfant. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, et à chaque fois, Kitoe se refusait à manger ces horreurs. Par principe. Inévitablement, les trois quarts finissaient par sécher ou moisir au fond d’un placard.
-Je suis rentrée !
Toki devait tenir les deux boutiques de l'autre côté de la demeure, le temps de son absence. Entre elles, il était courant d'annoncer sa venue pour éviter toute crise de paranoïa inutile. En Enfer, les instrus et les squatteurs étaient de véritables fléaux et se suffisaient à eux-mêmes. Il n'était nullement nécessaire d'en rajouter.
Kitoe n'obtint pas de réponse. Elle haussa les épaules, indifférente. Elle supposait que son Reflet devait s'ennuyer et de ce fait, être un peu grognon. Elle pouvait comprendre, ça lui arrivait aussi. Il y avait des jours comme ça, où tout était calme. Trop calme. D'autres jours, au contraire, où les deux commerçantes ne savaient plus où donner de la tête. Avant d'aller vérifier que tout allait bien la Démone s'enquit de ranger les nouvelles victuailles. A défaut, son panier risquait de trainer un long moment sur le pas de la porte, et tout un chacun savait à quel point c'était pénible de laisser trainer un truc pareil, tout en aillant l'intime flemme de s'en charger.
-Toki ?
Pour se récompenser d'avoir tout bien rangé – et d'avoir trouvé de la place pour toutes les conneries de Lia – Kitoe s'empara justement d'un petit sachet de confiseries. Le temps de se rendre tranquillement au comptoir de la boulangerie, elle eut l'occasion d'en manger quatre ou cinq. Là-bas, elle trouva un client, qui remplissait précipitamment ses poches des cupcakes présentés au milieu du magasin.
-Hé !
Le voleur sursauta puis se précipita vers la porte. Kitoe fut plus rapide. Elle abandonna son paquet de bonbons, sauta par-dessus la caisse et le chargea comme un buffle avant qu'il ne puisse attraper la poignée. Il s'écrasa violemment sur le sol, elle avec lui. Les gâteaux roulèrent sur le sol comme des petites balles. Certains s'arrêtèrent en s'écrasant sur leur propre glaçage. La jeune femme dégaina un couteau et pointa le visage du roublard. Elle avait du respect pour ses clients, mais lorsqu'il s'agissait de lui manquer de respect à elle et à son travail, elle n'avait plus de règles.
-Tu pensais vraiment t'en tirer comme ça ? Siffla-t-elle.
Elle se plaça à califourchon sur l'homme et fouilla impudemment dans ses poches.
-Si tu bandes, je t'assure que ça sera la dernière fois.
Ellie passa aussi les mains sous sa veste. Elle le détroussa entièrement, n'hésita pas à palper chaque centimètre carré de son anatomie. Mais il n'y avait que des gâteaux et des biscuits. La boulangère avait pas mal de mal à y croire : ce salaud n'avait pas essayé de dérober un seul billet de la caisse. Curieux, mais pourquoi pas. A l'heure actuelle, cette infraction n’était pas l’élément qui l’énervait le plus, mais plutôt ce qu’elle trahissait.
-Putain, et qu'est-ce que tu fais seul dans cette boutique ?
-Eh ben je suis rentré et il n'y avait personne. J'ai attendu et toujours rien, alors...
Alors il s'était dit qu'il pouvait se faire plaisir. Au moins, elle ne pouvait pas lui enlever le fait d'avoir attendu avant de passer à l'acte. Même deux minutes pour un Démon, c'était énorme.
-Y'a jamais eu personne ? Jamais croisé une meuf qui me ressemble ?
Il secoua la tête. Ellie réprima un juron. Elle se releva, l'attrapa par le col pour qu'il fasse de même et l'entraina violemment à la porte. Le jeune Démon se prit le battant en pleine face. Claquant sa langue contre son palais, Ellie ouvrit correctement celle-ci et le balança à l'extérieur sans se soucier de sa bonne réception. Aussitôt fait, elle ferma à clef.
Toki ne s'était donc pas occupée de la boulangerie. Putain de Reflet de merde, c'était quoi son problème ? La Démone n'entendait pas suffisamment de bruit pour croire une seule seconde au fait que la boucherie était bondée. Ellie s'y dirigea tout de même à grands pas, prête à en découdre. Exactement comme elle l'avait craint, elle ne trouva personne.
-Toki !
Depuis la vitrine, elle aperçut le voleur de tout à l'heure et lui adressa son majeur. Elle ferma l'échoppe, puis ses pas l'emmenèrent directement au troisième endroit où sa copie pourrait se trouver : la cave.
-Toki !
Sa voix grave résonna dans toute la cage d'escalier, jusqu'en bas, où elle percevait déjà la lueur des chandelles. Qu'est-ce que le Reflet foutait là ? Les Démones n'avaient pas d'otage en ce moment, alors s'il s'agissait de refaire des stocks en haut, ça n'aurait pas dû lui prendre autant de temps.
-J'aimerais bien que tu me répondes quand je t'appelle !
Ellie commençait à avoir un mauvais pressentiment. Ça n'était pas habituel, et quand ça n'était pas habituel, ça n'était jamais bon signe. Jamais.
-Oui, je suis là. Finit par émettre une voix qu'elle ne connaissait pas.
Si. En fait si, elle connaissait cette voix. Cependant, ce n'était pas Ellie qui en avait le souvenir. La jeune femme serra son couteau, qu'elle avait toujours en main depuis qu'elle avait détroussé le voleur. Elle descendit les escaliers à pas lents, prête à parer toute attaque. C'était simple : quand l'une ne parvenait pas à déceler les intentions de l'autre, plus aucune confiance ne régnait entre elles-deux.
Ce qui se trouvait au fond de la cave avait visiblement exploré les placards du garde-manger, dont les portes étaient grandes ouvertes. Elle s'était ensuite attaquée à la grande armoire où Kitoe stockait tous ses ustensiles de boucherie. La jeune femme à l'origine du désordre avait pris un peu de recul pour observer l'intérieur du meuble dans tout son ensemble.
-Cette cave est vraiment... intéressante. Le Reflet jeta un œil à la Vile, plissa les yeux, puis reprit sa contemplation. Toi c'est Ellie, c'est ça ?
Oui et non. Ellie avait disparu aussi vite qu'elle était arrivée, sûrement parce qu'elle avait compris trop vite ce qui était en train de se passer. Le cœur de Kitoe se mit à battre à tout rompre. Bon sang, elle se souvenait d'où elle avait entendu cette voix...
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]-Jude, pourquoi t'es foutue comme une fille et pourquoi t'as la voix de Mancinia ?
L'inconnue fit aussitôt volte-face. Elle avait l'air surprise, mais ce n'était pas à cause du couteau qui la menaçait. Elle n'en avait rien à faire du couteau, en fait. Kitoe avait bien conscience qu'il ne s'agissait pas de Jude. Une attitude pareille, qui mêlait décontraction et stabilité avec absence d'arrogance, ce pouvait être n'importe qui sauf lui. Jude pouvait être ambivalent. Il avait littéralement deux visages qui s'opposaient diamétralement, accompagnés d'une ribambelle d'adjectifs qui divergeaient tout autant. Il pouvait être stable et décontracté par moments ; parfois tout sauf arrogant ; mais jamais les deux en même temps. Justement : il était l'un quand il était complètement instable et au bord du gouffre, et l'autre lorsqu'il était arrogant. Mais là, cette nouvelle personne avait la particularité d'allier les deux. Physiquement, c'était littéralement Jude en fille. Même taille, mêmes yeux bleus – peut-être un peu plus grands – même rousseur de cheveux, mis à part que ceux-ci étaient longs. Et évidemment, le plus important : il avait des seins. Elle, du coup.
-Jude ? Non, moi c'est Juve. Je suis sa soeur. Ah, toi c'est Kitoe.
Celle-ci sut aussitôt qu'elle avait vu juste et se dota d'un sourire en coin pas peu fier. Kitoe fronça les sourcils. Elle était inquiète. Juve. Juve... pourquoi cette personnalité sortait-elle de nulle part ? Pourquoi Kitoe, l'Originale, n'avait jamais pris conscience d'une telle présence dans sa propre tête ?
-Depuis quand t'es là ?
Juve haussa les épaules.
-Quelques heures. Depuis que Neah m'a tuée.
Cela eut pour effet immédiat de pétrifier la Démone. Sa gorge se noua. Quoi ?
-Le reste du système m'a expliqué qui vous êtes, continua Juve nullement perturbée, la différence entre nous, Toki et vous, Kitoe. Ce que vous faites ici, aussi. Elle désigna l'armoire et tous les instruments de torture. Et, hm... c'est singulier. J'aime bien, dans une certaine mesure.
Ce qu'elle racontait lui était complètement égal. Kitoe était restée coincée sur "Neah m'a tuée".
-Comment ça, il t'a tuée... ?
Juve s'approcha et prit doucement sa main entre les siennes pour la forcer à baisser son arme. Kitoe réalisa que la rousse était glacée. En plus d'être pâle comme la neige, ou comme la mort, au choix. L'expression sur son visage était impassible et froide. Son ton ne laissait transparaitre aucune émotion, sinon la gravité de l'acte qu'elle décrivait.
-Je suis morte. Nous étions dans cette étrange salle, nous y avions été téléportés de force. Et il était là. Dès qu'il en a eu l'occasion, il en a profité pour me tuer. Avec mon propre pouvoir, de surcroît. Tu imagines l'humiliation ? Il me l'a pris et il l'a retourné contre moi.
-... Ton pouvoir ?
-Oui, la glace. Répondit-elle comme si c'était tout à fait évident. Il m'a transpercée avec des pics de glace. Mes propres pics de glace. Et maintenant, je n'ai plus rien.
Kitoe cligna des yeux. Elle ne sut quoi dire.
-Jude m'a parlé du différend qu'il a avec toi en particulier, Kitoe. Mais encore une fois, cette dernière était trop abasourdie pour prêter attention à ses paroles. Nous nous sommes mis d'accord sur un point : s'il n'en trouve pas la force, Jude ne le tuera pas. Et dans ce cas-là, ce sera à moi de le faire. Tu comprends ? Il faut que je tue Neah. Pour moi et pour mon frère. Pour qu'il puisse nous rendre ce qu'il nous a volé à tous les deux. Il a besoin de sa gloire ; j'ai besoin de mon Élément.
Déjà, Kitoe ne comprenait pas comment Juve faisait pour rester aussi calme, là où son "frère" avait été pire qu'un petit animal sauvage qu'on aurait enfermé dans une cage, le jour où il était apparu. Elle-même commençait à paniquer. Le fait que Toki développe de nouvelles personnalités indépendamment d'elle – et une Lyrienne en plus, n'importe quoi – était critique : cela signifiait qu'elles devenaient différentes et qu'inévitablement, le temps allait finir par les séparer. A partir de maintenant, elles ne se connaissaient plus. Sa propre copie était en train de devenir un danger, un danger qu'elle ne pourrait plus jamais anticiper.
