Partenaire : X Intrigue/Objectif : Trois semaines après sa convalescence, Elyot est enfin prêt à reprendre le cours de ses activités normales. Ou presque.
Elyot saisit un tournevis dans sa boîte à outils. Ajustant ses lunettes grossissantes pour clarifier sa vision, il se pencha légèrement au-dessus de son espace de travail. Précautionneusement, il attrapa une pièce métallique – un engrenage – qu'il inséra tout aussi méticuleusement dans le compartiment approprié de la boîte d'horloge. Une fois assuré que le dispositif se trouvait dans le bon emplacement, l'Ygdraë replaça le cadran et les aiguilles au centre de l'objet en fixant ces dernières sur l'engrenage. Armé de son fidèle outil, il vissa le boulon correspondant dans la petite cavité où les indicateurs temporels se croisaient. Remontant ses lunettes sur son front, l'Eskët admira le résultat de son labeur sans parvenir à contenir le sourire qui fleurissait sur ses traits juvéniles. Telle une étincelle, la joie pétillait au creux de ses pupilles à mesure qu'il se laissait emporter par la fébrilité du devoir accompli. Après des mois de travail acharné, il avait enfin réussi à compléter sa première invention. Si sa semaine de convalescence avait inévitablement freiné son progrès, il avait su compenser pour le retard qu'il avait accumulé en consacrant des nuits entières à la réalisation de son projet, et ce, malgré les conseils prodigués par son docteur. Cependant, lorsqu'il constatait de ses propres yeux ce qu'une dose de persévérance lui permettait d'accomplir, il ne regrettait absolument rien. Bien plus qu'un objet façonné de ses propres mains, cette horloge représentait également un tournant significatif dans sa carrière d'ingénieur, autant à titre d'Ygdraë que de Mousse de l'Empire. C'était la preuve irréfutable de sa capacité à appliquer toute la théorie qu'il avait apprise dans une situation pratique, aussi simple soit-elle. Pourtant, il était encore trop tôt pour déclarer victoire. C'était une chose que de construire sa première invention : encore fallait-il qu'elle fonctionne correctement selon les plans qu'il avait élaboré. Nerveux, Elyot s'empressa d'activer le mécanisme de l'appareil, à la fois curieux et inquiet de le voir à l'œuvre. Et si les aiguilles ne bougeaient pas? Et si, au contraire, elles tournaient trop vite? Trop lentement? Plus les secondes défilaient, plus le doute se faufilait dans son esprit. Avait-il trop serré la vis? Pas assez? Les engrenages faisaient-ils la bonne taille? Étaient-ils bien placés? Ou pire, en manquait-il? Tandis que les questions se multipliaient entre ses deux oreilles, un déclic tinta doucement à l'intérieur de la pièce. Le jeune sylvestre s'immobilisa instantanément. Pendant un instant, il ne vit que du noir. Puis, des images se mirent à flasher dans un flot ininterrompu, lui coupant violemment le souffle. L'odeur du soufre s'infiltra à travers son nez, le goût de la cendre remonta jusqu'à sa bouche et la douleur fusa sur l'ensemble de son visage, s'intensifiant davantage sur le côté droit. Pourtant, il ne hurla pas. Ses cordes vocales semblaient nouées, comme si des mains invisibles l'étranglaient. Sa respiration s'accéléra. Au milieu de sa poitrine, son palpitant s'affolait à une vitesse frénétique, battant irrégulièrement contre sa poitrine qui se compressait. De l'air. Il avait besoin d'air. Sauf que son corps refusait de lui obéir. Les doigts tremblants, il lâcha l'horloge qu'il gardait précieusement entre ses mains. Elle rencontra le sol dans un fracas assourdissant. Attiré par le bruit, Shigure apparut sous l'encadrement de la porte, derrière le dos de son étudiant.
« Alvys? » Entendre son nom eut l'effet d'une décharge électrique. À la manière d'un appareil réapprovisionné en énergie, ses sens se reconnectèrent à la réalité. Ses oreilles cessèrent subitement de bourdonner. L'odeur abjecte du soufre évacua tout aussi subitement ses narines. Les images de l'explosion furent balayées de son champ de vision. La texture pâteuse de la poussière quitta définitivement la surface de sa langue. Seul son cœur continuait à battre comme un tambour : il pouvait sentir les secousses se répandre partout à travers ses membres. Avisant l'objet au sol, le Génie poursuivit en formulant une seule question : « Que s'est-il passé? » Lentement, le jeune Elfe se retourna. En lisant l'expression sur son visage, il ne put que baisser les yeux, honteux que son secret eût été compris si aisément et en ces circonstances. Il n'avait jamais eu l'intention de cacher la vérité sur son état de santé. Seulement, après tout le temps qu'il avait passé sur un lit d'hôpital, à se plier docilement aux examens des docteurs et des infirmiers, il avait du mal à accepter que sa condition puisse rester précaire. Ses marques de brûlure s'étaient peut-être complètement volatilisées, à l'exception de son œil droit, mais le cœur du problème résidait ailleurs. Entre sa chair et son esprit, c'était ce dernier qui avait été le plus écorché par les flammes. Un événement pareil ne s'oubliait pas. Il laissait forcément des marques, changeait à tout jamais la manière dont on percevait et interagissait avec son environnement. Dans son cas à lui, ce changement prenait la forme d'une peur irrationnelle envers le feu, les bruits violents et, apparemment, le son des aiguilles d'horloge qui rappelait un peu trop celui d'une bombe à retardement. « Je... je... » commença-t-il à bredouiller. Il ignorait comment expliquer ce que lui-même peinait à comprendre. En quelques enjambées, le Maître d'équipage vint se placer à sa hauteur. Contrairement à son étudiant, le Génie avait une meilleure compréhension de la situation, bien qu'il n'eût pas assistée à la scène directement. S'il avait posé la question, c'était avant tout pour tester le jeune Ygdraë. Admettrait-il avoir un problème ou éviterait-il d'en parler? L'Ifrit avait remarqué que son élève était plus distant ces derniers temps. Son esprit semblait constamment ailleurs, plongé dans un monde auquel il n'avait pas accès. Il ne prétendait pas savoir où ses réflexions l'égaraient, mais il se doutait que cet état d'insouciance devait avoir un lien avec ses rêves. Qu'importe le problème, il aura forcément un lien avec elle. Il s'agissait, mot pour mot, de l'explication donnée par Aralee pour justifier certaines irrégularités dans le comportement d'Alvys. Si Shigure ignorait à qui ce « elle » faisait référence, il devinait néanmoins que son influence devait se heurter brutalement aux valeurs du sylvestre pour troubler son sommeil de cette manière, encore plus après tout ce qu'il avait vécu durant ces dernières semaines.
Rompant brièvement le contact visuel, l'homme se pencha pour ramasser l'horloge qui traînait au sol. « Tu l'as terminée. » constata-t-il en retournant l'objet du bon côté. Elyot acquiesça. « J'ai installé le cadran et démarré le mécanisme, mais elle m'a... glissé des mains. » - « Je vois. » Shigure n'avait jamais été bien versé dans l'art de la communication, en dehors de ce qui avait trait à la manipulation et à la tromperie. Sans dire qu'il était indifférent à l'égard des problèmes du Mousse, il hésitait quand même à aborder la question, au risque de paraître insensible. Si, en règle générale, il accordait peu d'intérêt pour les sentiments d'autrui, il savait néanmoins faire preuve d'un peu d'empathie dans les moments où le manque de tact n'avait guère sa place. « Tu as fait du bon travail. » Étonné, l'Ygdraë dévisagea son mentor avec des yeux ronds. C'était rare qu'il le complimente sur son travail. « Niveau esthétique, la finition est un peu bâclée et le modèle est assez rudimentaire, mais au moins, elle semble fonctionner correctement. » Il passa outre le fait que le cadran et la base de l'horloge étaient tous les deux endommagés. Ce n'était pas nécessaire d'attirer son attention sur les conséquences de sa négligence, pour l'instant. « J'aurais une autre tâche à te confier. » annonça subitement le Génie en déposant l'appareil sur le bureau. Pris au dépourvu, l'Eskët papillonna des paupières. « Laquelle? » - « La Maître d'Équipage Kaya Vrakeiniss organise une sortie à Cael pour réapprovisionner notre réserve de nourriture. Je voudrais que tu y participes. » - « Pourquoi? » Le Maître d'équipage le toisa durement. « Parce que je t'en ai donné l'ordre. » répliqua-t-il froidement. « L’équipe part dans une heure. Assure-toi d’être au lieu de rendez-vous à temps. Si tu es en retard, ils partiront sans toi. » Prenant conscience de l’urgence, l’Elfe quitta précipitamment l’atelier sans jeter un seul regard en arrière. Sur la table, les aiguilles de l’horloge avaient cessé de tourner.
Passant un dernier coup de peigne dans ses cheveux, Elyot se regarda brièvement dans la glace pour vérifier si tout était en ordre. Dès qu'il avait quitté l'atelier, l'Ygdraë s'était aussitôt précipité en direction des dortoirs, ouvrant la porte de sa chambre à la volée afin de se préparer en dedans du temps qui lui était imparti. Sautant à l'intérieur de la douche, il s'était promptement lavé le corps et les cheveux avant d'enfiler les premiers vêtements propres qu'il avait sous la main. En écourtant drastiquement sa séance d'habillage, il avait eu suffisamment de temps pour s'appliquer une fine couche de maquillage sur le visage et changer ses bandages. Il était désormais prêt à partir, mais au lieu de courir jusqu'au point de rendez-vous, il se permettait de juger son apparence sur une base d'acceptabilité. Depuis que son visage avait été la proie des flammes, il avait pris l'habitude de le faire, rongé par un complexe d'infériorité lié au jugement que les autres pouvaient porter à son égard. Sa condition était une source constante de mal-être, qui s'intensifiait à chaque fois qu'une personne avait le malheur d'en faire mention. Réajustant les tissus des pansements au niveau de son front, le sylvestre acheva les dernières corrections qui lui paraissaient nécessaires, puis retourna dans la pièce principale afin de récupérer son uniforme. Plaçant l'habit par-dessus ses épaules, il quitta la chambre sans se donner la peine de le boutonner, pressé par l'urgence d'arriver à l'heure.
Lorsqu'il poussa les portes qui conduisaient sur le pont supérieur, l'astre du jour avait déjà décliné derrière la ligne d'horizon. Seuls quelques rayons de lumière illuminaient encore les nuages, reculant progressivement devant l'invasion de l'obscurité qui occupait la plus grande portion du ciel, recouvrant la Capitale magicienne sous une ombre opaque. Scrutant les environs du regard, l'Ygdraë compta huit individus rassemblés près des rambardes – sans doute les membres du groupe qu'il était censé rejoindre. Alors qu'il s'apprêtait à leur signaler sa présence, l'un d'entre eux – un homme – pivota la tête dans sa direction. À l'instant où leurs yeux se croisèrent, ce dernier eut une réaction étrange : d'abord surpris, ses traits se fendirent peu à peu d'un énorme sourire, à la manière d'un enfant qui rencontrait pour la première fois son idole. « Quelle surprise ! L'Étincelle en personne se joint à notre équipe ! » s'exclama-t-il d'une voix assez forte pour attirer l'attention de ses collègues. Étonné, Elyot s'arrêta au pied de la porte. Que... ? Lentement, son regard se dirigea vers la personne qui l'avait interpelé.
Comme mentionné, il s'agissait d'un homme, à peine plus vieux que lui, plutôt grand, à la chevelure de blé. Lorsque ce dernier confirma qu'il bénéficiait de toute son attention, il souleva une main dans les airs, l'agitant avec entrain pour inviter le Mousse à avancer, visiblement impatient de faire sa connaissance. D'un pas hésitant, l'Elfe répondit à son appel en foulant les mètres qui le séparaient du reste du groupe. Une fois qu'il fût à leur hauteur, l'adolescent s'immobilisa devant le blond, l'examinant de la tête aux pieds avant de replonger le regard dans le sien. « Je suis désolé, mais... Est-ce que nous nous connaissons? » Amusé par son ton formel, l'homme éclata de rire. Abaissant la main qu'il avait suspendu dans les airs, il administra deux tapes vigoureuses dans le dos du sylvestre avant d'entourer un bras autour de ses épaules, ses éclats d'hilarité redoublant de plus belle quand il lut la déroute qui s'inscrivait sur son faciès. Cet étranger prenait pourtant ses aises, le saluant comme s'ils étaient de vieilles connaissances, alors qu'ils ne s'étaient jamais rencontrés auparavant. La familiarité dont il lui faisait allègrement part était donc un peu déconcertante, d'autant plus qu'il s'agissait d'un comportement plutôt déplacé à adopter à l'égard d'un inconnu, du moins chez les Ygdraë. S'il était vrai que les Enfants de Yanna accordaient moins d'importante à la politesse dans leurs coutumes, ils demeuraient suffisamment courtois pour respecter l'espace personnel des individus avec lesquels ils interagissaient. C'est pourquoi le Mousse était légitimement troublé par la nonchalance de cet homme. Avait-il récemment intégré l'Erärkas, peut-être? Cela pouvait expliquer ses manières un peu rustres, en ce sens où il n'avait pas encore eu le temps d'assimiler les codes et les usages de l'Empire. Ou peut-être qu'il s'agissait simplement d'un excentrique qui ne se souciait ni des règles ni des traditions. Considérant l'éventail de personnalités qu'il était possible de croiser au sein de ce navire, cette idée ne semblait pas si improbable. Entre ceux qui avaient une définition douteuse du mot « expérience », ceux qui passaient des jours entiers sans se laver ou manger pour terminer un projet et ceux pour qui la créativité était synonyme d'objets explosifs, cet homme paraissait étrangement normal. Civilité mise à part, il semblait sincèrement heureux de le rencontrer. Bien que l'Ygdraë eût préféré qu'il se limite à lui serrer la main, le contact entre leurs corps n'était pas pour autant désagréable. C'était différent de ce à quoi il était accoutumé, évidemment, mais pas au point d'en faire un scandale. Gêné, Elyot repoussa néanmoins le bras que le blond avait enroulé autour de ses omoplates afin de se créer un peu d'espace, effectuant un pas sur le côté pour se placer définitivement hors de sa portée. Reprenant un peu de sérieux, le jeune homme se redressa, passa une main dans ses cheveux, puis reprit la conversation là où elle s'était interrompue. « Tu aurais dû voir ta tête : c'était hilarant ! » expliqua-t-il sans se départir de son sourire. « Mais non, on se connait pas. Enfin, moi je te connais, mais c'est la première fois que je te vois en personne. » Elyot leva un sourcil. « Comment m'avez-vous reconnu, dans ce cas? Et quelle est cette histoire d'« Étincelle », au juste ? Vous prétendez savoir qui je suis, mais vous ne connaissez même pas mon vrai nom? » Cette fois, ce fut à son tour de paraître gêné. Se grattant l'arrière de la nuque, le jeune homme jeta un regard suppliant en direction de ses coéquipiers pour requérir leur aide, mais en remarquant les œillades amusées qu'ils s'échangeaient, il reporta immédiatement son attention sur l'Elfe. « Eh ben, tout le monde sait qu'il y a un gars qui s'est fait défigurer durant l'attaque à la bombe, mais comme on connaissait pas ton nom, on a commencé à t'appeler l'Étincelle, vois-tu? C'était plus simple que de dire tout le temps « le gars défiguré » ou « l'Elfe brûlé » à chaque fois qu'on voulait parler de toi. » Le concerné soupira.
« Tu... t'en es jamais rendu compte? » lui demanda le marin après un moment de silence. « Jamais. » Il fallait dire aussi qu'il avait passé une semaine entière sur un lit d'hôpital et lorsqu'il avait enfin eu l'autorisation de quitter l'infirmerie, il s'était aussitôt consacré à terminer le projet sur lequel il travaillait, s'enfermant à double tour dans la chambre qu'il occupait avec ses deux gardes du corps. Après tout, son docteur lui avait recommandé de limiter ses déplacements et c'était ce qu'il avait fait, sortant uniquement des dortoirs pour visiter Shigure dans son atelier ou pour méditer dans la serre. Comment aurait-il pu savoir que l'incident dont il avait été victime avait alimenté tant de discussions à son égard? Secouant la tête en signe de résignation, l'Eskët expulsa un second soupir. « Peu importe : autant profiter de cette occasion pour se présenter en bonne et due forme. » Elyot tendit une main à l'étranger. « Mon nom est Alvys. Et vous? » Visiblement soulagé que le malentendu ait été écarté, l'homme aux cheveux dorés s'empressa de répondre à son geste d'amabilité. « Halfdan, pour vous servir. » annonça-t-il en dévoilant ses dents. Le corps de l'Ygdraë se figea instantanément. Halfdan avait des canines pointues.
« Tu es un Vampire. » s'étonna-t-il en scrutant ses canines. Loin d'être accusateur, son ton sidéré invitait plutôt le concerné à bien vouloir s'expliquer. Malheureusement, dès que ses paroles volèrent jusqu'aux oreilles du Buveur de Sang, ce dernier perdit aussitôt le sourire. Halfdan était conscient de l'effet que cette révélation provoquait chez ses interlocuteurs. Bien qu'il n'éprouvât aucun attachement particulier envers son peuple, il savait que sa nature vampirique éveillait d'instinct la méfiance d'autrui. Les Vampires étaient réputés pour être des tueurs sophistiqués, des chasseurs aux sens aguerris qui ne reculaient devant rien afin de dévorer leurs innocentes proies. Ces histoires d'hommes et de femmes qui se laissaient charmer par ces dangereux prédateurs alimentaient la peur que les étrangers ressentaient envers le noir et les créatures qui rôdaient dans les ombres, pas seulement parce qu'elles étaient terrifiantes, mais surtout parce qu'elles étaient vraies. C'était une réalité qu'il avait appris à accepter depuis sa transformation. Malgré tout, il croyait également que ces mentalités réductrices n'avaient pas leur place au sein de l'Empire. Plus qu'un Vampire, il se considérait avant tout comme un Mousse fidèle aux idéaux d'un ordre indépendant. Il n'adressait pas ses prières à Lubuska, mais à Yanna, l'Æther protecteur de l'Empire du même nom. Son rêve était de parcourir des Mondes inconnus à bord de son Vaisseau, et non de pourchasser du gibier à travers la forêt. Il aurait tant apprécié que les gens puissent voir au-delà des apparences, mais malheureusement, les choses n'étaient jamais aussi simples. Malgré sa bonne volonté, il ne pouvait changer ce qu'il était. C'était dans sa nature de priver les êtres vivants de leur sang, pour une question de survie. C'était aussi vrai que le sang des créatures bénéfiques – comme les Ygdraës – stimulait d'autant plus sa soif vorace. Or, le recrutement qui s'était déroulé sur les Terres de Melohorë avait permis d'accroître considérablement leur nombre. Sans dire qu'il craignait nécessairement de s'en prendre à l'un d'entre eux, il restait toutefois sensible à l'odeur qu'ils émanaient. S'il avait appris à contrôler ses pulsions de sang, il n'était pas pour autant à l'abri d'une rechute. Il suffisait qu'il ne se nourrisse pas assez pour le faire craquer. Sa Mère l'avait prévenu à maintes reprises de faire attention en compagnie des Elfes, mais Halfdan avait préféré opter pour une solution plus simple : l'évitement. En rejetant tout contact avec des êtres dont le sang pouvait aisément le transformer en animal sanguinaire, il courrait moins de risque de commettre une faute irréparable. Avoir su qu'un Ygdraë se joindrait à leur groupe, il aurait certainement refusé de participer à cette excursion. Cela dit, il était trop tard pour faire marche arrière. Dans ces conditions, la moindre des choses à faire était de rassurer son coéquipier sur ses intentions. Provenant d'un Vampire, de tels propos paraîtraient sans doute vides de sens, mais c'était forcément mieux que de garder le silence.
« En effet. » admit-il, le ton bas. Il eut un moment de flottement avant que le jeune homme poursuive son intervention. « Ça te dérange? » Bien qu'il eût tenté de prendre un air désinvolte, sa voix trahissait un certain agacement. Par réflexe, il s'était placé sur la défensive, prêt à recevoir la répartie désobligeante d'Alvys. Au lieu de quoi, ce dernier releva simplement un regard médusé dans celui du Buveur de Sang. « Non, bien sûr que non. » balbutia-t-il sans cacher son incompréhension. « Pourquoi penserais-je une chose pareille? » Tel un miroir, le visage du Vampire se para d'une expression similaire à la sienne : confuse et troublée. « ...Parce que je suis un Vampire? » tenta-t-il avec hésitation. Derrière eux, des rires étouffés retentirent. Visiblement, leurs collègues s'amusaient plutôt bien de la situation. « Ah. » fut la seule réaction de l'Elfe. Ce dernier avait bien compris où le blond avait voulu en venir, mais sa réaction lui avait tout de même semblé excessive. Cependant, en y réfléchissant davantage, il voyait mieux pourquoi sa réponse l'avait autant surpris. Admettre que la présence d'un Vampire n'était pas dérangeante sonnait plutôt étrange, encore plus de la part d'un Ygdraë. Le blond s'attendait probablement à recevoir une réplique acerbe, semblable à toutes les autres qu'il avait déjà entendues auparavant. Seulement, il ne pouvait savoir que son interlocuteur ne nourrissait aucune hostilité à l'égard des Vampires – pas depuis qu'il avait partagé ses souvenirs avec une ancienne Reine vampire. Au contraire, c'était de la fascination qu'il ressentait vis-à-vis du peuple de la nuit. Halfdan n'était peut-être pas aussi charismatique que Vlad, mais le sentiment était tout autant poignant : secrètement, il désirait se faire mordre pour avoir l'occasion de goûter au même plaisir qui avait donné naissance à l'addiction d'Edelwyn. Même si l'acte lui était interdit. Les volontés de la Femme de l'ombre se mêlaient intrinsèquement aux siennes, tels des fils sur une tapisserie. Il s'égarait, sans savoir où ses propres désirs s'arrêtaient et où ceux de l'Impératrice commençaient.
Dans un effort de reprise de soi, Elyot convergea toute son attention vers le Buveur de Sang. Les bras croisés sur le torse, celui-ci semblait attendre une explication de sa part. Faisant mine de réfléchir, l'Ygdraë s'autorisa à clarifier sa position. « Disons que je fais confiance au jugement du Maître d'Équipage en chef. » C'était la vérité. Si Shigure croyait sincèrement que le Vampire posait un véritable danger à son élève, il ne lui aurait jamais ordonné de prendre part à ce voyage. Halfdan ne parut pas pour autant satisfait de sa réponse, mais n'insista pas davantage. Il laissa plutôt un sourire fleurir ses lèvres, alors que l'hilarité de ses camarades s'apaisait peu à peu. « Tant mieux. » souffla-t-il gentiment. « Je sens qu'on va bien s'entendre, toi et moi. » Par politesse, l'Eskët imita son sourire. « Moi de même. » Il le pensait vraiment. « Je vois que vous commencez déjà à faire connaissance. » La voix, qui semblait avoir émergé des ombres, mit promptement fin à leur échange. Au loin, sur le pont du navire, une silhouette s'avançait lentement dans leur direction. Et à l'instant où ses traits s'éclaircirent sous la lumière des astres, le faciès d'Halfdan s'illumina : « Kaya! »
Les yeux pétillants d’enthousiasme, Halfdan enroula un bras autour des épaules de la Maître d’équipage dès que celle-ci arriva à sa hauteur. Cependant, au lieu de se laisser attendrir par cet accueil chaleureux, la Vrakeiniss expulsa plutôt un soupir qui trahissait une pointe d’exaspération. « Halfdan. » commença-t-elle en se libérant doucement de son emprise. « Combien de fois dois-je te répéter de surveiller tes bonnes manières? » Au ton qu’elle avait emprunté, il s’agissait visiblement d’un reproche qu’elle devait lui adresser fréquemment. Pourtant, loin d’être troublé par le mécontentement qui vibrait dans ses cordes vocales, le Vampire éclata de rire. « C’est bon, tu peux te détendre. La Femme de Fer n'est pas là. » Par « Femme de Fer », il faisait allusion à la Capitaine Hesjëmis dont la réputation, à l’image de son Élément, était avant tout connue pour son intransigeance. Lorsqu’un membre de l’équipage croisait son chemin au détour d’un couloir, il – ou elle – avait intérêt à la saluer en concordance aux règles établies, sous peine de se faire passer un sermon qu’il n’oublierait pas de sitôt. La Lyrienne avait par ailleurs bien fait comprendre que ce respect envers la hiérarchie ne s’appliquait pas uniquement à son statut : en tant que représentants de son autorité au sein du navire, il était attendu que les Mousses, tout comme les Matelots, démontrent le même niveau de révérence à l’égard des Maîtres d’équipage. Bien que la plupart d’entre eux tolérassent plutôt bien la familiarité dont leurs subordonnées leur faisaient part en privé, ils ne cessaient d’être à l’affût de la présence de la Fille d’Hekur, qu’ils redoutaient de voir surgir à tout moment. C’est pourquoi Kaya se sentait obligée de corriger la conduite de son fils, d’autant plus que ce dernier s’était déjà fait reprocher son manque de civilité par l’effroyable Femme de Fer en personne. Même s’il en riait présentement, la Vampire savait néanmoins que cette expérience l’avait profondément bouleversé, pour ne pas dire traumatiser : Reyna n'avait pas l'habitude de perdre son sang-froid, mais dès qu’elle se laissait envahir par la colère, même un Démon était incapable de réprimer ses frissons. Malgré tout, le commentaire du blond parvint à lui soutirer un sourire, adoucissant légèrement la sévérité qui rembrunissait ses traits. « Fais comme tu veux, mais ne viens pas pleurer si elle te convoque à son bureau demain soir. » - « Marché conclu! »
Délaissant le Vampire qui s’était accaparé toute son attention, la Vrakeiniss posa son regard sur Elyot qui assistait, sans dire un mot, à l’échange entre la Mère et son Enfant. Cette dernière l’examina brièvement des pieds jusqu'à la tête avant de rétablir le contact visuel qu’elle avait précédemment rompu. Sans se départir du sourire qui ourlait ses lèvres, elle lui tendit une main chaleureuse. « Vous devez êtes Alvys Helevòrn. Je pense que c’est la première fois que nous nous voyons. » L’Ygdraë opina de la tête. Il ne lui fit pas l’offense de lui demander d’où elle le connaissait : avec les bandages qui ceinturaient le pourtour de sa tête, il passait difficilement inaperçu. « Enchantée de faire votre connaissance. » - « Il en va de même pour moi, Maître Vrakeiniss. » déclara-t-il en serrant sa poigne. Puis, à l’instant où ses doigts relâchèrent leur emprise, la Vampire en profita aussitôt pour s’éloigner, allant à la rencontre des trois autres matelots qui attendaient patiemment ses salutations. Une fois les présentations terminées, la Maître d’équipage se plaça au centre de leur petit rassemblement et tapa dans ses mains afin d’attirer leur attention. « Merci à tous d’être venus. » commença-t-elle en haussant un peu la voix. « Comme vous le savez, nous avons été mandatés par le Maître d’équipage en chef pour réapprovisionner nos réserves de nourriture avant notre prochain départ. Je comprends que, pour la plupart d’entre vous, c’est la première fois que vous effectuez ce genre de mission. Est-ce que je me trompe? » Les mouvements de tête qui agitèrent successivement l’assemblée permirent de corroborer ses soupçons. « Alors permettez-moi de vous expliquer la façon dont nous allons procéder. » Rassemblant les Mousses par paire, la Vampire répartit leur groupe en trois équipes distinctes : à la demande de l’Ygdraë, elle consentit, non pas sans hésitation, à ce que son fils se joindre à lui dans le cadre de leur mission. D’abord surpris par son initiative, le concerné avait d'abord songé à décliner sa proposition, mais s’était immédiatement ravisé en lisant l’expression catégorique qui ornait les traits de sa Créatrice. Après avoir approuvé la formation de chaque équipe, la Vrakeiniss leur confia chacune une liste sur laquelle était inscrite le nom de différents fournisseurs, avec quelques détails concernant les produits qu’ils avaient à acheter et en quelle quantité. « Vous disposez de deux heures pour rendre visite à tous les marchands inscrits sur votre liste et leur commander les bons produits en respectant les quantités indiquées. » expliqua-t-elle en distribuant le dernier papier. « La Capitaine les a déjà informés de notre visite. Normalement, vous ne devriez avoir aucun mal à retrouver leurs boutiques, mais si jamais vous éprouvez certaines difficultés, demander simplement de l’aide aux gardes ou aux passants. Des questions? » Seul le silence lui répondit. « Allons-y. »
![[Q] - Le goût du risque Kate-f13](https://servimg.com/r/1916180476/kate-f13.jpg)
