« Puis-vous poser une question ? Il y avait ces gens… ils faisaient de la musique avec leurs pieds. » Siruu sentait une vague de chaleur le traverser lentement. La magie prenait effet, mais il restait fiévreux. L’enfant chaman qui le bordait – prénommé Huaklot – ne devait pas comprendre. On lui avait simplement dit de surveiller l’étranger malade. « J’ai déjà vu une dame ivre essayer de jouer du piano avec ses talons, une fois. » – « Non, enfin ceux dont je parle, ils utilisaient leurs pieds comme instrument. » – « Ah, des claquettes. » – « Oui voilà, c’est ça. Pourquoi est-ce qu’ils font ça ? »

« Eh bien, vois-tu… » Il n’avait aucune idée de ce qu’il s’apprêtait à raconter. « Lorsque les orishas étaient encore nos esclaves… » Il fit une légère pause, constatant que le regard de son interlocuteur avait changé. Parler de son passé colonialiste aux étrangers est parfois quelque peu embarassant ; fort heureusement, il était trop mal en point pour ressentir une émotion autre que l’agaçement. « Donc, oui. J’ai entendu dire que, lorsque les premières mutineries ont commencé, certains orishas étaient dans notre camp. Ils dénonçaient les rebelles qui se cachaient. »

L’autochtone acquiesça. Il était familier avec l’état d’esprit de ces gens. Ceux qui parient sur leur élevation personnelle dans la hiérarchie minuscule que le tyran a construit pour eux. Ceux qui pensent que le collectif ne pourra jamais être libre. Ceux qui ont tant assimilé la propagande déshumanisante du Maître qu’ils en sont venus à vouloir devenir les parfaits petits esclaves, prêts à tout pour montrer qu’ils ne sont pas comme ces servants brutaux et stupides. Le chaman avait pitié pour chacun d’entre eux, car il comprenait : il avait parlé à des esprits d’esclaves..

« Sauf que les orishas tuaient les mouchards, pour des raisons évidentes. Alors, les sorciers devaient trouver un moyen de communiquer discrètement. L’un de ces codes était le fait de taper du pied : c’est une action suffisamment anodine, mais aussi assez spécifique pour que les contremaîtres l’identifient. Seulement, après quelques mois, les orishas avaient compris la ruse. La mutinerie avançait et, lorsque certains d’entre eux envahirent une estrade de vente d’esclaves, ils se mirent à danser en tapant du pied. Et c’est ainsi que sont nées les claquettes. » Siruu n’avait aucune idée de ce qu’il venait de raconter. C’était entièrement faux, mais cela lui semblait vraisemblable. De toute façon, ce n’est pas comme si le chaman allait un jour chercher la vérité. Mentir avec détermination était un exercice journalistique intéressant, à Amestris.

« Les magiciens avaient des esclaves aussi ? » – « Non. Ils font toujours l’inverse de ce qu’on fait, pour prouver qu’ils sont différents. » – « Comment ça ? » – « Les sorciers crééent, les magiciens détruisent. Les sorciers ont la magie noire… » – « Les magiciens ont la magie blanche. » – « Tout à fait. Les sorciers ressucitent temporairement les morts pour les contrôler… » – « Les magiciens tuent définitivement les vivants pour ne pas les contrôler ? » – « Exactement. » – « C’est assez macabre. » – « Oui, quoi qu’ils en disent, ils ne sont pas tout blancs. Enfin si, mais tu me comprends. »

« Pourquoi est-ce que tu es un sorcier ? » Siruu ne savait comment répondre. « Pourquoi tu es chaman ? » – « Parce que c’est qui je suis ? » – « Exactement. C’est pareil pour moi. » – « C’est sûr, mais les sorciers sont… bof. » Il se permettait la familiarité : la jeunesse immunise parfois contre la peur. « Quoi donc ? » – « Pourquoi choisir les maladies, les tromperies et la destruction ? » – « Les sorciers fêtent aussi, on ne fait pas que de la syphillis et des meurtres. » Il n’était pas rare que l’une de leurs fêtes implique au moins l’une de ces choses, cela dit.

« C’est intéressant. Tu ne comprendrais pas. » Sans doute parce que l’enfant n’avait pas de tendances sociopathiques. D’ailleurs, ce terme n’existait pas en Obien Syliath. Un individu amoral, manipulateur et obnubilé par ses ambitions personnelles ? Pourquoi auront-on besoin de définition pour décrire monsieur et madame tout le monde. « Tu admets que les sorciers sont une nuisance. » – « Oui. » C’était un peu le but : tout le monde vivait dans un jeu à somme nulle, et brûler le voisin est la manière la plus effiace d’éviter que ledit voisin ne devienne un danger à l’avenir. « Pourtant, tu restes sorcier. » – « Oui. » – « Et les autres sorciers sont comme toi ? » – « Oui. » – « Donc toi et les autres sorciers êtes des sacs de pus. » Il s’agissait de la traduction d’une expression locale, désignant une personne consciente d’être malintentionnée. « Oui. » C’est à ce moment-là que l’enfant se rendit compte que Siruu répondait par l’affirmative sans l’écouter.

765 mots.

« Comment est-ce que vous éliminez les odeurs, à Amestris ? » Siruu avait regagné en vigueur, mais il sentait dans ses os que les potions et rituels habituels ne suffisaient pas. « On s’habitue aux relents de marée. » – « Je ne parle pas des poissons, mais des cadavres. » – « Comment ça ? » – « Vous utilisez la nécromancie pour tout, et les cadavres doivent sûrement décomposer… à moins que vous ne les embaumiez tous ? » – « On ne croise pas des cadavres ambulants à tous les coins de rue. » Il s’interrompit soudainement, songeant à certains quartiers de la Vorace qui pourraient presque le faire mentir. « Pas souvent, en tout cas. » – « Mais pourquoi ? Ils seraient des servants utiles. » – « Durant les bonnes saisons, un esclave peut coûter moins cher qu’un cadavre de sorcier en bon état. » – « Oh. » Siruu était imperméable à la morale, mais ne cherchait pas réellement à défendre les valeurs de son peuple.

« Mais du coup, ça vous sert à quoi au quotidien, de tous savoir manipuler des cadavres ? » Faire contracter la peste à autrui par magie n’était pas non plus une capacité que l’on était tenté d’utiliser en faisant ses courses, mais Huaklot aurait pensé que les sorcier emploierait plus fréquemment la nécromancie. « Je ne sais pas, ça dépend des gens. La plupart des mages noirs ne savent pas comment animer des cadavres, moi le premier. » – « Comment ça ? Vous êtes surtout célèbres pour ça. »

« C’est la faute d’Orion. Il nous a vraiment laissé une réputation de nécrophiles. » Cette notoritété était partiellement méritée : les sorciers produisaient le meilleur champagne, les meilleurs maladies et les prédateurs sexuels les plus déviants. « Tu apprenais quoi en cours de nécromancie ? » – « Je n’en ai pas eu beaucoup. » Même auprès d’étrangers, il préférait ne pas mentionner son passé de magicien. « Mais c’était surtout de la philosophie, au final. Et ça ne fait pas de mal d’apprendre les théories derrière les mécanismes de la nécromancie. »

« Ce que vous apprenez restera faux, tant que le secret du Cycle est protégé. » – « Certes. » – « Je me demande comment vous arrivez à expliquer la nécromancie sans le concept d’âme. » – « Le mot  existe. Il n’est juste pas vraiment imaginé de la même manière. Corrige-moi si je me trompe, mais l’âme est un objet fini, une sorte de réceptacle discernable avant tout par… tu sais, ceux qui doivent la prendre. Pour les sorciers, l’âme est aussi un objet, mais c’est à la fois un état. » – « J’ai dû mal à te suivre. » – « Je comprends pourquoi, c’est dur à expliquer. Un professeur que j’ai eu… » Un livre. « …disait que c’était comme la pluie. Tu peux constater qu’il pleut en regardant le ciel : c’est l’état de la météo dans une zone donnée. Mais, à l’échelle individuelle, la pluie est aussi la somme de toutes les gouttes qui te tombent dessus. Cette eau est bien réelle, ce n’est pas juste un état. Mon professeur a emprunté cette analogie à Anne Locusta. Elle concevait l’âme comme étant un déferlement de petits fragments que l’on ne pouvait pas compter, comme la pluie. Ils animent chaque morceau de chair. Mais, plus globalement, elle considérait qu’il fallait voir l’âme comme étant un état : soit on l’a, auquel cas on est animé, soit on ne l’a pas, auquel cas on est inerte. » – « Elle n’a pas pu tester sa théorie, je suppose. Sinon, elle saurait que c’est faux. »

« Peut-être qu’un autre penseur est venu après pour ajouter quelque chose, mais je n’en ai pas entendu parler. Les concepts abstraits sont moins populaires, et à moins d’avoir un passé déjà glorieux, travailler dans ces domaines va t’apporter des moqueries. » – « Mais dans ce cas-là, pourquoi est-ce qu’elle a conçu ce modèle ? » – « Je pense qu’elle cherchait à trouver une explication. Comprendre quelque chose, ou au moins penser le comprendre, aide à l’utiliser en ayant plus confiance en ses capacités. » – « Je vois. Elle se visualisait en train de… faire de la pluie magique à l’intérieur de matière organique morte, pour mieux la réveiller ? » – « Je suppose. Tu peux toujours lui demander, elle est morte. »

689 mots.

« Donc au final, la nécromancie ce n’est pas tant l’art de manipuler les morts que celui d’ajouter temporairement de la vie. » – « Je suppose que oui, mais "réveiller un cadavre", ça roule mieux sous la langue que "injecter de la vie". Et le résultat reste le même, en pratique. » – « Je préfère la seconde manière de le formuler. Par contre, ça veut dire qu’une mère qui donne naissance à un effet fait de la nécromancie long-terme, en quelque sorte. » – « Je ne suis pas sûr que… quoique, tu as raison. Beaucoup de chercheurs en nécromancie ont cherché à étudier la gestation, mais je ne pense pas qu’ils aient trouvé grand-chose. Mais je suis sûr que tu peux trouver un bouquin qui présente le fait de donner vie comme étant une sorte de rituel de nécromancie organique, qui serait inconsciemment pratiqué y compris par les humains. Au final, ça ne change rien. »

« Sauf que le nourrisson est autosuffisant, il n’a pas besoin d’un apport de magie constante contrairement à un corps réanimé. Cette théorie est vraiment plus compliquée que la vérité. » – « Locusta avait une explication pour ça, je crois, mais de mémoire c’est assez… nébuleux. » – « Dis-moi tout. » Siruu tendit sa main et, un instant plus tard, le livre dont il était question apparaissait. Ce pouvoir était toujours très satisfaisant à utiliser. Il n’avait pas annoté chaque partie, mais était certain de savoir où se trouvait la section auquel il faisait référence.

« Ici. Tu vois ce schéma ? » – « On dirait un de ces jardins emprisonnés dans le verre. Ceux qui se nourrissent de l’humidité condensée. C’est comme ça qu’elle imagine les êtres vivants ? » – « Oui, pour elle, c’est cet état qui fait qu’on n’a pas besoin d’être arrosés de magie pour survivre. » Il referma le livre pour le déposer sur ses genoux. « L’hypothèse derrière, c’était que certains réceptacles sont meilleurs que d’autres. L’âme des non-éternels fuie à petite doses jusqu’à leur décès par causes naturelle. Les éternels, eux, sont en quelques sorte plus étanches. Ceux qui n’ont jamais été vivants, comme… je ne sais pas, un tabouret, ne sont tout simplement pas assez réceptifs à la nécromancie pour être animés : ce serait comme espérer boucher un volcan en jetant des billes à l’intérieur. Et, entre les réceptacles vivants et les objets, il y a ceux qui ont un jour été vivants. Ils sont comme une éponge sèche : il sont poreux, ils absorbent la vie mais elle s’évapore rapidement, raison pour laquelle la nécromancie nécessite un flux de magie constant. Dans tous les cas, pour Locusta, l’âme est la même chose. »

« Je ne m’attendais pas à ce que des sorciers puissent voir théoriser la vie avec autant de liquide. On se croirait chez les vampires. » – « Pas faux. Je suppose que les vampires ont une conception différente, mais peut-être que partager des magies tournant autour du sang a influencé les perspectives de nos peuples. » – « Je suppose que des mages noirs ont déjà cherché à créer des réceptacles plus efficaces que des cadavres, mais non occupés. » – « Je chercherai la même chose, si j’en avais les capacités. Je ne crois pas qu’ils aient eu de résultats extrêmements probants. J’ai vu des potions qui permettent soi-disant d’améliorer les résultats de la nécromancie une fois vidés sur le corps, mais je ne sais pas si elles marchent. » – « Dans tous les cas, le modèle de cette Locusta reste faux. Il a le mérite d’être cohérent, quoiqu’un peu fouilli. » – « C’est vrai. Je pense que les sorciers ou les magiciens auraient pu découvrir des théories proches du Cycle, mais vous gardez si bien le Secret que les auteurs qui ont publié sur le sujet sont ceux qui étaient à mille lieus de la vérité. » – « Bien sûr. Mais c’est intéressant. On peut en apprendre beaucoup sur les valeurs des différents peuples en comparant leur manière d’imaginer la vie. » – « C’est-à-dire ? »

« Par exemple, si j’ai bien compris, cette Locusta a conçu une explication détaillée sur la thermodynamique de l’âme, mais à aucun moment tu n’as fait mention de la conscience ou de l’esprit. C’est plutôt révélateur. Quelle serait la différence entre une mère qui accouche d’un enfant et un nécromancien qui réussirait à maintenir son sort sur un cadavre pendant toute sa vie ? » – « Le cadavre ne vieillirait pas de la même manière. Et aussi, ce n’est pas un scénario réaliste. Personne n’a la force de garder le même corps animé pour aussi longtemps : il y a forcément un moment où la magie sera rompue. » – « Tu réponds à côté. Ce que je te demande, c’est comment est-ce que les sorciers expliquent la naissance d’une personnalité. Il y a une différence entre la renaissance d’un esclave zombi et la naissance d’un être vivant autonome. » – « Pas vraiment. Dans une famille sorcière, on attend autant d’obéissance du cadavre que de l’enfant. » – « Tu prouves mon argument. C’est une vision de la vie très particulière, plus centrée sur la technique que sur le sujet. » – « Sans doute. » Siruu n’avait pas envie de débattre plus longtemps. Pour lui comme pour la plupart des mages noirs, ces sujets n’avaient que peu d’impact sur le quotidien. Un élève apprenant la nécromancie n’a pas besoin de réfléchir pendant des années au sens de la vie avant d’envoyer une poule morte picorer son camarade de classe.

« Tout de même… chaman et sociologue. C’est étrange, à un si jeune âge. » C’est en formulant cette phrase que Siruu se rendit compte de l’absurdité de la situation. De toute évidence, il était encore en train de rêver. Si Huaklot avait été réel, il aurait été endormi par leur conversation. Le moine convalescent grinçait des dents. Il est particulièrement frustrant de ne pas être éveillé, après tant de temps passé dans un état adjacent au sommeil. Malheureusement, il était toujours fébrile. Cela devait changer. En regagnant la réalité, il pactisa avec sa propre personne. La mortalité était une vulnérabilité incompatible avec ce qu’il devait faire en ce monde. Il devait devenir éternel.

1015 mots.