Intrigue : Dastan éprouve les conséquences de son absence et du siège d'Arcadia.


« T’étais où ? » - « Par-ci, par-là… » répondit l’adolescent, le regard déjà tourné vers la fenêtre. Son père le scrutait des pieds à la tête. Les bras croisés sur son torse, il avait l’air particulièrement agacé. « Tu sais à quel point on était inquiets, ta mère et moi ? » - « Rah, c’est rien, je suis là, je vais bien ! » Ce genre d’accusation l’agaçait, d’autant plus qu’il ne faisait pas exprès de s’éloigner d’eux – hormis la fois où il avait dû aller jusqu’à Charmyë. « Il paraît que tu étais au siège d’Arcadia. On a cru que tu y étais mort ! Qu’est-ce que tu foutais là-bas ? » Dastan pâlit un peu. Il savait qu’on l’avait repéré, avant qu’il ne disparût mystérieusement – pour se retrouver, une fois de plus, dans ce temple puant. Ses allées et venues impromptues lui causaient bien du souci. « J’étais avec Priam et Laëth. Je la cherchais parce que je voulais qu’elle m’apprenne à me battre, et elle était là-bas. » Petit mensonge que son paternel ne prendrait sans doute jamais la peine de vérifier ? « Tu apprendras à te battre à Gona’Halv, pas comme ces putains d’Anges qui ressemblent à des insectes ! » Gagné. Il dut retenir un sourire triomphant et afficher une mine sombre. « J’en ai marre d’attendre. » - « Si tu continues à vadrouiller à droite et à gauche sans nous prévenir, je vais si bien t’attacher aux poutres de la grange que tu n’iras pas à Gona’Halv avant ton centième anniversaire. » grogna Vrael. « Je suis pas parti si longtemps que ça… » dit-il, plus bas, mais toujours aussi revêche. La main de son père vola jusqu’à sa figure et imprima une marque sur sa joue. Le jeune appliqua sa propre paume sur le rouge qui lui brûlait la peau, en jetant un regard assassin au brun. « C’est quoi ton problème ? Je reviens, et tu me tapes dessus ? C’est censé me donner envie de rester ?! » Une deuxième gifle suivit aussitôt. Sans réfléchir, le gamin se rua sur son père. Les deux hommes roulèrent sur le sol du salon.

« Qu’est-ce qu’il se pas- Vrael ! Vrael ! » Asha bondit derrière lui, l’attrapa sous les bras et le tira en arrière. « Qu’est-ce que tu fais ?! » - « Il se fiche de cette famille ! Il se fiche de nous ! Putain ! Tout ce qui l’intéresse, c’est sa sale petite face de morveux ! » Le fermier essayait de se débattre, mais elle le tenait fermement. Elle le plaqua face contre un mur et remonta un bras dans son dos. « Un geste et je t’arrache la moelle épinière ! » Elle frappa son crâne sur la pierre : il s’évanouit aussitôt. Libérée, elle se précipita vers son enfant. « Dastan… » Des plaies estampillait la commissure de ses lèvres, son arcade sourcilière gauche, sa pommette droite et son nez ; du sang s’écoulait des blessures en larges sillons rouges. Il ne bougeait plus. Elle posa sa main sur son cou. Il respirait encore, et normalement. « Nutaar’kra… » maugréa-t-elle, avant de passer ses bras sous le corps de son fils pour le soulever. Elle le porta jusqu’à la salle d’eau, où elle le déposa dans la bassine qui leur servait de baignoire. À l’aide d’un linge humidifié d’eau et d’un peu d’alcool, elle entreprit de nettoyer son visage. « Gnnn… » émit-il au bout de quelques minutes. Sa tête le faisait souffrir. Il sentit la fraîcheur d’une main sur son front, dans une caresse passagère. « Ça va ? » Il cligna des yeux, le temps que l’image retrouvât sa netteté naturelle. Sa mère se tenait au-dessus de lui, le front barré de plis soucieux. Désorienté, il souffla : « J’ai l’impression d’être passé sous un troupeau de bicornes… » Puis, des images lui revinrent. Sa colère et celle de son père, matérialisées dans les coups qu’ils se donnaient. La douleur dans son ventre, ses membres, sur sa figure. Comme si son souvenir l’appelait, elle revint, et il grimaça. Une vague d’ire le brûla, une violence condensée dans son adolescence sauvage. Ses poings se crispèrent autour des rebords en bois de la bassine. « Je le hais. » Dans ses yeux, c’était écrit. Pourtant, l’instant suivant, des larmes s’échappèrent de ses rétines. La vérité, c’était qu’on ne haïssait pas sans amour, à Bouton d’Or. On n’aimait pas sans haine non plus. On vibrait d’instabilité, et c’était douloureux.

« Tu ne peux pas le garder en cage. » Asha tenait les mains de Vrael au creux des siennes. « Moi aussi je déteste ne pas savoir où il est. Moi aussi, je m’inquiète. Et moi aussi, ça me rend folle de savoir qu’il était au siège… » Elle frissonna. « Mais Dastan n’est pas une bête qu’on peut tenir attachée à un piquet. » Elle inspira. Les absences et les départs étaient des sujets douloureux, depuis quelques années. « Peu importe ce qu’on fait. Si les Zaahin ont décidé qu’ils devaient partir, alors, ils partent. C’est peut-être même pire si on essaie de les en empêcher. » Son cœur se serra, tant de tristesse que de colère. Elle aurait aimé que ses deux aînés restassent éternellement près d’elle. « Je sais tout ça. » La tête inclinée vers la table, le Réprouvé fixait ses doigts mêlés à ceux de sa compagne. « Ça ne rend pas les choses moins pénibles. Et s’il lui arrivait quelque chose ? » La femme demeura muette quelques secondes, puis un sourire se dessina sur ses lèvres. « Je crois bien qu’il essaie de se faire appeler « l’Intouchable », alors… » Vrael leva le nez vers elle. Son regard croisa le sien, et il sourit aussi, quoi qu’un peu tristement. « Et puis je suis certaine que, la plupart du temps, il est dans le coin. Il a grandi vite, récemment. Ça m’étonnerait pas qu’il aille tester ici et là les avantages propres à son âge… » L’homme la regarda quelques secondes, puis éclata de rire. « Il pourrait très bien tirer son coup plus près de la maison ! Pas besoin d’aller à l’autre bout de Lumnaar’Yuvon et de disparaître pendant des jours pour ça. » À son tour, elle rit. « T’allais pas courir les conquêtes de l’autre côté des terres, toi ? » Il haussa les épaules, une lueur espiègle crochetée dans l’œil. « Mes parents étaient plus chiants que les siens. »

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Dastan se racla la gorge avant de cracher dans l’herbe. Le goût ferreux du sang coulait sur sa langue et dans sa gorge. Les encouragements et les huées brûlaient d’adrénaline ses veines pulsantes. Il releva la tête, et bondit à nouveau vers son adversaire. Ses deux mains s’agrippèrent à ses épaules, et il monta le genou pour lui fracasser l’estomac. L’autre lui laboura les côtes de coups de poings. Son souffle tressauta. Les frappes et la fatigue n’entamaient pourtant pas sa hargne : il ne les sentait pas. Son visage tuméfié était déformé par la rage que lui inspirait ce combat. Ses doigts se refermèrent sur les os du Réprouvé, et il le jeta vers le sol. Celui-ci tituba sur quelques mètres, sans chuter. Le rouquin profita du fait qu’il lui tournât le dos pour se ruer sur lui et le plaquer au sol. En quelques mouvements vifs et rapides, il se positionna sur ses reins et lui remonta les deux bras dans le dos. « Perdu. » grogna-t-il, tout près de son oreille. L’autre adolescent émit un grognement étouffé par les acclamations de la foule. Le cœur du Belegad rythma ses coups sur le tempo de son nom scandé par des dizaines de bouches. Il sourit, victorieux, et se releva en parcourant les spectateurs du regard. La fierté y étincelait. Les poings sur les hanches, l’air à la fois espiègle et conquérant, il ressemblait aux portraits de ces grands héros dont on conte les histoires. Il aimait briller. Il en avait besoin, comme s’il était un morceau de vie arraché au soleil.

Le duel suivant fut beaucoup moins glorieux, et le Manichéen se retrouva forcé à subir les quelques soins d’une fille de son âge. « Elle t’a collé une sacrée raclée. » Face à son sourire, il grogna. « J’aurais pu la battre. » - « Tu parles ! C’est pas en chancelant comme ça que tu vas réussir quoi que ce soit. » Elle ricana, et il lui lança un regard noir. « Faut savoir reconnaître ses limites. » - « J’en ai pas. » répondit-il, rebelle. Un rictus barra le visage de la brune. « J’ai pas besoin que tu me soignes pour continuer à me battre. » - « Tu paries ? » - « Tu veux que je te le prouve ? » demanda-t-il en empoignant sa main et en se penchant dangereusement vers elle. Son sourire devint sauvage, et un éclat brutal passa dans ses yeux. Dastan n’eut pas le temps de réagir : sans prévenir, elle enfonça deux des doigts de sa main libre dans la plaie qui ouvrait son flanc. Il poussa un hurlement assorti de multiples jurons. Elle se mit à rire. « Bah alors ? On a besoin d’un petit pansement, peut-être ? » - « Je vais te tuer. » Le sourire de Draegr ne s’effaça pas. Il le hanterait ; quelques secondes, des mois ou des années.

Note : RP réprouvesque (violence, vulgarité, sexe).


« L’Intouchable, hein… » L’animosité du rouquin débordait de ses yeux, cependant, elle avait l’air de ne pas la percevoir. « Va falloir travailler dur si tu veux imposer cette légende. » - « C’est ce que j’essayais de faire avant que tu me coinces ici. » Elle haussa les sourcils, une expression désabusée sur ses traits juvéniles. « Tu t’es évanoui. » Il leva la main et agita son index en signe de dénégation. « J’ai eu une légère absence. » Elle le regarda, ne dit rien, mais sourit. Il était tombé dans l’inconscience, et il le savait tous les deux. Le coup que sa rivale avait porté à sa tête, couplé aux effets de l’alcool, avait eu raison de sa lucidité. La fatigue aussi, peut-être, finalement. Il était debout depuis l’aurore, avait passé la journée à travailler, et s’était ensuite rendu aux festivités que des jeunes avaient lancées entre deux champs. Elles avaient commencé tôt. L’alcool coulait à flot et il s’en était sans doute au moins autant repu que sur le navire du Prince Noir. À la pensée de cette horreur de Sorcier, il grimaça.

« Mal’Gogil, ça te va mieux. » Il fronça les sourcils. Ce surnom, venu de Sól, s’était répandu à travers les terres de Lumnaar’Yuvon à mesure qu’il avait grandi. Il scruta Draegr. Le feu de camp jetait des lueurs farouches sur son visage. Ils se tenaient dans l’herbe, à l’écart. Il était assis le dos contre les murs de la grange, et elle était accroupie face à lui. Près d’eux, elle avait disposé un bol d’eau, une bouteille d’alcool, un linge désormais imbibé de sang et plusieurs tissus propres à servir de bandages. « Toi c’est la Petite Ange de Lumnaar’Yuvon, qu’on devrait t’appeler, tiens. Y’a bien que les Anges pour prévoir autant de trucs pour soigner. » Il planta son regard de bronze dans le sien. « Ta gueule. » grogna-t-elle. Ce fut à son tour de sourire. « Ah, un peu susceptible quand même ! » Comme il se penchait vers elle, il asséna une pichenette sur son nez. Elle le lui rendit sous la forme d’un coup de poing en pleine figure. Sous le choc, le Belegad ne bougea pas : ses pupilles la scrutaient avec l’étonnement le plus honnête. Puis, il éclata de rire. « Espèce de gros bouffon ! » s’exclama-t-elle en se levant. Elle lui jeta le linge à la figure. « Connard ! » - « Oooh, ça vaaa ! » - « Va te faire mettre par un bicorne ! » Bien qu’elle s’éloignât, elle prenait la peine de se retourner pour l’insulter. Il se leva aussi prestement que possible et lui emboîta le pas. Il avait toujours du mal à marcher droit. Son monde roulait comme une vague. « Eh mais t’es une sacrée connasse aussi quand tu t’y mets ! » - « Ta gueule ou je te défonce avec une fourche ! » - « Vas-y, je t’attends ! » Elle s’était arrêtée et le fixait, campée sur ses jambes musclées. « Je vais te l’enfoncer tellement profondément dans les boyaux que ta merde ressortira par ta bouche. » Le roux avait envie de rigoler. Elle avait de la répartie, mais les images qu’elle convoquait étaient plus propices à provoquer l’hilarité que la terreur. « Non, ça, c’est ce que je vais faire avec ma bite dans ton cul à toi. Je vais tellement te labourer le vagin qu’en une heure tu perdras plus de sang que si t’avais tes règles tous les jours de ta vie. » Sa phrase terminée, les deux jeunes gens se détaillèrent avec la même surprise. Puis, la figure de Draegr s’anima d’une nouvelle émotion. Le défi s’imposa, auréolé de malice. « Vas-y, je t’attends. » répéta-t-elle avec aplomb.

Il l’attrapa par les épaules et la plaqua contre l’arbre le plus proche. L’alcool brouillait ses sens : il ne sentait pas la pression de ses muscles sur sa plaie. Les yeux plongés dans ceux de la brune, il retint une déglutition. « T’attends quoi ? » - « Rien. Ta gueule. » Le Kiir’Sahqon s’inclina vers elle et posa ses lèvres sur les siennes. Elles étaient douces, mais il y prêta à peine attention. Une sensation revint le visiter. Il l’avait ressentie plusieurs fois, le plus fortement en présence de Tekoa, de Sym, de Lucius, mais surtout d’Érasme. Aussitôt, le visage du Sorcier s’imposa à lui et, comme par réflexe, il mordit la lèvre de sa partenaire. Elle grogna et s’écarta un peu. « T’as l’habitude de rouler des pelles à des ânes ou quoi ? » Vivement, elle le poussa, avant de l’obliger à se tourner pour qu’il fût dos à l’arbre. « Laisse-moi faire, novice. Je comprends mieux pourquoi on t’appelle l’Intouchable… » L’adolescente passa ses deux mains dans son cou. Lentement, elle fit remonter l’une d’elles dans ses cheveux, en s’inclinant vers lui avec une délicatesse sauvage. Ses lèvres effleurèrent les siennes, puis elle l’embrassa avec une insistance séduisante.

Note : RP à caractère sexuel, et sexuel en mode réprouvesque. J'ai essayé de faire light mais euh... le romantisme n'existe pas /sbam


La peau de Draegr était chaude. Un frisson brûlant l’avait traversé à la seconde où elle s’était collée à lui. Avec l’impatience d’un néophyte, Dastan faisait courir ses mains sur son corps, avide d’en dévoiler les secrets et d’en découvrir les recoins les mieux cachés. Il avait souvent vu des femmes nues, mais ne les avait jamais touchées de cette manière. Son contact impulsait à son bassin des désirs pressés. Il n’éprouvait pas l’incertitude ou l’appréhension des gens inexpérimentés. D’un naturel sûr de lui, sa confiance était encore renforcée par la puissance de l’alcool. Ses bras autour de la jeune femme, il la serra contre lui, lui arrachant un gémissement d’envie. Quand elle ne l’embrassait pas, son souffle haletant répandait l’extase entre ses deux oreilles. Le sien y répondait en écho. Leurs cœurs se cognaient l’un à l’autre, animés par une danse sauvage. Quand elle empoigna son entre-jambe, la respiration du Réprouvé se coupa. Dès qu’elle initia des mouvements, une délicieuse plainte franchit ses lèvres. Elle l’embrassa et, une main sur ses fesses, l’invita à rapprocher ses hanches des siennes. Leurs intimités se rencontrèrent : il sentit alors l’humidité entre ses cuisses et pressa brutalement ses seins qu’il était en train de caresser. Elle lui mordit la lèvre. « Aïe ! » s’exclama-t-il. Elle répliqua : « Aïe toi-même. » Et elle écarta son visage du sien. « C’est sensible, gros crétin. » - « C’est toi la crétine ! » Elle lui lança un regard noir. « Ta gueule et assieds-toi que je puisse te monter dessus. » Le langage cru de la brune augmenta d’autant plus son excitation, pourtant, il protesta : « Pourquoi tu te mettrais sur moi ? » - « Parce que t’y connais rien. C’est comme le combat, ça s’apprend, sinon on se fait démonter et on démonte rien du tout soi-même. Je vais te montrer. » Le rouquin fit la moue, mais obtempéra. S’il refusait, elle risquait de partir, et il n’avait pas du tout envie de se retrouver tout seul avec son érection.

Une fois assis, il put profiter d’une vue qui le laissa coi. En hauteur, la toison sombre de Draegr semblait le narguer, tout comme ses seins fermes dont les mamelons se dressaient fièrement. Il déglutit et passa une main fébrile sur le sujet de sa propre excitation. La jeune femme sourit, apparemment heureuse de l’effet qu’elle produisait, puis s’accroupit et fit glisser son entre-jambe contre la sienne, les bras noués autour de son cou et sa bouche scellée à la sienne. Après quelques va-et-vient, elle attrapa son intimité et la plongea en elle. Son bassin se mit à onduler contre celui de Dastan, sans langueur aucune, mais au contraire avec une vigueur toute bipolaire. En quelques minutes, il sentit son excitation atteindre son paroxysme, et l’expira dans un râle, ses bras autour du corps de sa partenaire et son visage perdu dans ce cou où il avait égaré des baisers. Les yeux fermés, il entendit l’adolescente rire. Il les rouvrit. « Quoi ? » - « Rapide, mais intense. » Il plissa les paupières. « C’est rien, ça peut arriver quand vous êtes trop excités ou puceaux. Ou complètement bourrés. » - « Je suis pas bourré. » Draegr sourit mais ne dit rien. Elle se souleva légèrement pour se défaire de son entrejambe et se rassit sur ses cuisses. « Lève-toi, non ? » - « Non. Toi t’as joui, mais pas moi. Faut me finir. » Le Belegad pinça les lèvres. C’était juste. Elle avait raison. Il plaqua ses mains sur les épaules de la brune, la fit basculer sur le côté pour la mettre sur le dos, puis se plaça au-dessus d’elle, ses doigts serrés autour de ses poignets, placés au-dessus de sa tête. Un rictus mi-amusé mi-moqueur raya les lèvres de Draegr. « Tu sais faire ? » - « Bien sûr, je bouffe des chattes tous les matins au petit-déj. » grogna-t-il. « Non, je sais pas faire, débile. » Sans s’offusquer de l’insulte bien méritée, elle haussa les épaules. « Je vais te guider. Donne-moi ta main. » Il libéra ses poignets, s’appuya sur son avant-bras et lui tendit sa main libre. Elle la guida jusqu’à ses cuisses, puis fit glisser le bout de ses doigts entre, jusqu’à un point précis. « Là. Si tu veux, tu peux y aller avec ta langue. Et doucement, hein, c’est pas du grain à moudre. » - « Je sais. C’est pas parce que je l’ai jamais fait que je suis au courant de rien. » - « Oh bah je sais pas, vu comment tu m’as broyé la poitrine… » - « Eh ça va, non ? T’es pas morte à ce que je sache. » grommela-t-il, avant de l’embrasser pour éviter qu’elle ne pût ajouter quelque chose. Dans un coin de sa tête, il nota que c’était une excellente façon de faire taire quelqu’un. Fugacement, il songea que ce serait une bonne idée d’essayer sur Érasme. En plus, ce serait une manière jubilatoire de le faire enrager. Il sourit, amusé en s’imaginant le visage déformé par la haine du Sorcier, puis l’oublia à la seconde où le chant de plaisir de Draegr coula entre ses oreilles.

Allongés dans l’herbe, les deux adolescents fixaient les étoiles. La lune coulait sur leurs peaux ses saveurs d’argent. Dans leurs yeux, les cristaux d’un monde inatteignable se reflétaient comme des milliers d’étincelles de joie. Ils s’étaient revêtus : la fraîcheur de la saison ne leur permettait pas de demeurer nus. « Il paraît que tu étais là, à la bataille d’Arcadia. C’est vrai ? » La douceur de Draegr rompit la monotonie des éclats de voix, de rires et de lames, du crépitement du feu et du piétinement répété des combattants. Il y avait un monde, autour d’eux ; et puis il y avait cette bulle d’intimité dans laquelle ils étaient tout naturellement tombés. Une sphère de secrets et de mystères. « Oui. » - « C’était comment ? » Dastan tourna la tête vers elle et cligna des paupières, comme si cette question le ramenait à des considérations qu’il n’avait pas envisagées. « Bien. On a gagné. » Il avait disparu avant la fin de la bataille. « Hum. » La jeune fille se détourna, visiblement songeuse. « Quoi ? » - « Hébé a perdu, mais je sais pas si on peut dire qu’on a gagné. » Le rouquin se redressa sur un coude, les sourcils froncés. « Pourquoi tu dis ça ? On les a écrasés et on a fait naître plein de Kiir’Sahqon. » Elle le regarda, interloquée. « Shezira. » Il plissa les yeux. Shezira. La Thur de Sceptelinôst. Qu’avait-elle à voir avec l’issue du combat ? Comme aucune lueur de compréhension ne venait éclairer le visage du roux, la brune fronça à son tour les sourcils. « T’es sûr que t’y étais ? » - « Oui ! Qu’est-ce qu’elle a, Shezira ? » - « Elle est morte. » Il écarquilla les yeux. « Quoi ? N’importe quoi ! » - « Ce putain de Val’Aimé Taiji l’a tuée. Il l’a réduite en bouillie pleine d’insectes. C’est Othar qui me l’a dit. Et tout le monde ne fait qu’en parler depuis des jours. » Dastan, appuyé sur ses deux mains, scrutait son interlocutrice. Val’Aimé Taiji avait tué Shezira Ossana. La colère qui grondait dans les prunelles de Draegr assurait la véracité de son propos. Il ne pouvait pas le remettre en doute. Cette certitude ébranlait son monde, et il sentait s’extirper des entrailles de celui-ci la même ire que celle qui habitait l’adolescente. « T’étais où, Dastan ? » - « J’étais là-bas ! » - « Pourquoi tu sais pas pour Shezira, alors ? » - « Je ne sais pas ! » - « Et t’étais où, après la bataille ? Tes parents te cherchaient. » - « JE NE SAIS PAS ! » cria-t-il en se levant d’un bond. Assise, elle le fixait. Que pouvait-il bien lui dire ? Au milieu de la bataille, j’ai été téléporté dans un temple où j’ai dû embaumer des cadavres. Insensé. Jamais elle ne le croirait. Personne ne le croirait. Pendant que tout le monde pleurait Shezira, j’étais sur une île perdue au milieu de l’océan, avec le Prince Noir, auquel je me suis marié. Il avait envie de vomir. Tandis que son peuple pleurait la perte de l’une de ses figures emblématiques, il s’enivrait aux côtés de leur premier ennemi. Ça n’avait aucun sens. Ça n’aurait jamais dû être. Il aurait dû le tuer, en représailles. Trancher sa tête de sale petit morveux et la jeter aux portes d’Amestris. Démembrer son corps et le balancer en pâture aux porcs et aux chiens, avant d’en faire livrer les excréments à son père. Le frapper, le battre, le découper, l’étrangler, l’insulter, le brûler, le meurtrir. Le ramener à Lumnaar’Yuvon et lui faire payer le prix de l’affront de son protecteur. « Dastan… » La voix de Draegr se mêlait de peur. Elle s’était relevée et se tenait face à lui. L’une de ses mains, timide, avait saisi son poignet. Il serra le poing. Son visage était blême de haine. Dans ses iris, la rage écumait en étincelles violentes. Ses narines dilatées laissaient passer un air fin et tranchant. Sous ses doigts, la brune sentait la tension qui gainait tout son corps. « Je vais le tuer. » - « Qui ça ? » Il secoua la tête. « Je vais le tuer. » D’un mouvement vif, il se dégagea et tourna les talons. « Dastan ! » Contrairement à elle, il ne se retourna pas.

Comment croire qu’il ne l’avait pas dupé ? Comment croire qu’il n’avait pas fait exprès ? Comment croire qu’il ignorait que Val’Aimé avait assassiné Shezira ? Impossible. Il savait. Il savait et il n’avait rien dit. Il avait attiré Dastan sur sa maudite île, l’avait fait boire, l’avait ensorcelé, et lui, trop stupide pour se méfier, s’était laissé faire. Pas une seule seconde il ne s’était douté de la fourberie que couvait cette mascarade. Comment avait-il pu baisser sa garde face à un Sorcier ? Ils étaient tous les mêmes. Perfides, avides, insipides ; toujours prêts à vous planter un couteau dans le dos, jusqu’au cœur, pour vous l’ouvrir lentement et le découper en pièces. Mais Érasme Salvatore comptait peut-être parmi les pires de son espèce – il était le fils de l’Empereur Noir. Était-il plus en colère contre lui ou contre lui-même ? C’était le Prince Noir qu’il voulait tuer, mais c’était son palpitant que sa haine perçait de longues piques de culpabilité. C’était dans son esprit que tournaient en boucle les paroles de Draegr, comme une mauvaise plaisanterie demeure en travers de la gorge.

Son poing fusa dans la mâchoire de l’un des jeunes Réprouvés – un Démon. Surpris, celui-ci reçut le coup de plein fouet ; il se tourna vers Dastan, la main sur sa joue, ébahi. « Putain mais qu’est-ce que tu fous ?! » Peut-être que c’était à eux qu’il en voulait. À ce monde-là, qu’il adorait tant mais qui l’enfermait dans des dilemmes impossibles. Mais quel dilemme ? Il n’y avait pas de dilemme. Les Mages Noirs devaient tous périr. Érasme d’abord, et Val’Aimé ensuite. Le reste après. Il voyait déjà les flammes ramper le long des murs d’Amestris ; elles se reflétaient dans ses yeux et jusque dans les tréfonds de son âme, là où ses rêves enfouis attendaient d’être réalisés. « Bats-toi ! » Il était retourné jusqu’au cœur du campement juste pour cela. Sa blessure lui faisait toujours mal, mais l’alcool apaisait ses maux physiques, comme pour mieux galvaniser ses tourments. Il lança à nouveau son poing. L’autre le para d’un mouvement sec et précis. Autour d’eux, des dizaines de paires d’yeux fixaient la scène, tant étonnées qu’impatientes. Les spectateurs étaient comme des chiens affamés devant un bout de viande juteux. Dastan vit pourtant passer une lueur d’hésitation dans le regard de son adversaire, avant que celui-ci ne lui envoyât ses jointures en plein dans l’estomac. Sa quinte de toux mourut dans un grognement de rage. Il bondit sur l’adolescent pour le rouer de coups.

Par intermittence, les yeux bruns et les cheveux blonds disparaissaient. Il n’existait plus que des iris bleu glacé et d’épaisses mèches noires. La volonté de vengeance remplaçait l’euphorie du combat ; le jeu s’évanouissait au profit d’un désir de mort. Dastan se sentait vaciller. Il marchait sur un fil tendu au-dessus du vide. Un vide de destruction et de solitude ; quelque chose qui tente et qui happe, qui enlace et qui frappe. Heureusement, son ennemi avait pour lui une force et une résistance au moins égales à la sienne. Si cela frustrait le Belegad, elles étaient les garantes de sa survie. Il contrait ses coups et les lui rendait avec une rapidité et une efficacité dont le rouquin ne disposait pas. Ce n’était pas que l’alcool. C’était aussi ce manque d’entraînement et d’expertise relative au combat. L’Intouchable s’en sortait toujours par chance. Il n’était pas un guerrier. Pas encore. Il en avait la ferveur et la hargne, mais ni la technique, ni le mental. Ces constatations ne faisaient que décupler sa rage, parce qu’elles se répercutaient contre son sentiment d’impuissance. Ce n’était pas lui, l’Intouchable. Pas vraiment. Il n’était fait que de chair et d’os. Il n’était qu’un Manichéen parmi d’autres, un ersatz de Bipolarité comme il en existait tant ; et dans cette masse grouillante de soldats courant vers la gloire, il était parfaitement atteignable. Les vrais intouchables, c’était le Prince Noir et son chien de Chancelier, terrés derrière les remparts de leur cité, la protection de leur position et les privilèges de leurs titres. Ils se croyaient en sécurité et ils l’étaient sans doute bien plus que lui. Lui, il était vulnérable. Mais cela ne l’empêcherait pas de provoquer l’écroulement de tous ces abominables fondements. Il ruinerait leur sentiment de toute-puissance. Peut-être mourrait-il quelquefois : il reviendrait inlassablement.

Le coup le fit tomber à la renverse. Son adversaire bondit sur lui et s’assit sur ses hanches pour le maintenir au sol. Ses poignets emprisonnés par ses doigts, Dastan lui jeta un regard mauvais. « Bravo. Ta jolie gueule est bien amochée, maintenant. » Les blessures causées par son père étaient renforcées par les frappes qu’il venait de lui infliger. Des sillons de peau blanche perçaient l’océan sanglant qui recouvrait sa figure. La plaie qui déchirait son flanc lui semblait s’être élargie tant elle le faisait souffrir. Le brun en avait rajouté sur ses bras, et une à sa cuisse. Il n’était pas beau à voir non plus, mais toujours plus que le rouquin. « Je me demande si Draegr voudra encore coucher avec toi maintenant qu’on dirait qu’une horde de corbeaux t’as ravagé la tronche. » Elle se tenait à quelques mètres d’eux, les bras croisés et la mâchoire crispée – comme les autres, elle ne disait rien. Autour du duo, le silence s’était fait. La tension étouffait les mots dans les gorges. Sans réfléchir, le Belegad cracha à la figure de Paar. Aussitôt, l’autre riposta par un coup de poing. Le goût du sang imprégna sa langue. Il serra les dents, avant de rejeter un nouveau crachat – sur le côté, cette fois. Sa figure pivota ensuite pour se retrouver face à celle de son adversaire. Ses iris charriaient toujours détestation et colère ; mais ils se teintaient aussi d’une étincelle plus calme. Il s’était défoulé : la violence de ses émotions avait perdu en acuité. « T’es jaloux ? » Un rictus sardonique tordit les lèvres de Paar. « T’en redemandes ? » - « J’en ai jamais assez. » rétorqua-t-il, bravache. « Arrêtez. » Draegr s’était avancée, poings sur les hanches. Le Démon tourna la tête pour la regarder. « Si tu continues, Paar, tu vas le tuer. Et je sais pas toi, mais moi, j’ai pas envie de ramener à Asha le cadavre de son fils. » Dastan grommela quelques mots entre ses dents ensanglantées, mais personne n’y prêta attention. Sa mère n’était pas commode et son passé de guerrière lui collait à la peau. Rares étaient ceux qui osaient la défier. « Qu’il fasse moins le con avec moi, alors. Sinon, je le traînerai par les pieds jusque dans les jupes de sa mère. » Brutalement, il le relâcha et se leva, fier de l’humiliation qu’il venait de lui infliger. Dastan serra les mâchoires mais se redressa tout de même, en appui sur ses mains. L’œillade qu’il lança à Draegr portait toute l’ingratitude du monde.

Toutefois, elle s’approcha de lui. « Tu comptes rester le cul par terre toute la nuit ? » Elle lui tendit la main. Il la regarda, puis leva les yeux vers elle et la scruta. Finalement, il se mit sur pieds seul, sans saisir son aide. Ses blessures lui faisaient un mal de chien. « Je m’en sortais très bien. » - « Bien sûr. » répondit-elle, sans oublier d’esquisser un sourire moqueur. Il jeta un regard circulaire à son environnement. À la seconde où Draegr était intervenue, les discussions avaient repris comme s’il ne s’était rien passé. La boisson coulait et la nourriture s’échangeait. Les rires se répandaient en écho d’une bouche à l’autre. « On y va ? » - « Ouais. » Elle commença à s’éloigner, pour rejoindre le cœur du village. Après avoir jeté un regard par-dessus son épaule, il la suivit. Cependant, il n’exécuta que quelques pas avant de s’arrêter. Le goût de défaite qui tapissait sa bouche devait être lavé, tout comme son honneur traîné dans la terre par cette saloperie de Démon. Il ne pouvait plus se battre – même marcher lui était pénible – mais il pouvait parler. Il avait toujours eu la langue trop déliée. Peu importait ; cela constituait autant un danger qu’une arme. « De toute façon, j’aurai toujours la préférence. » clama-t-il tout haut, afin que chacun pût l’entendre. Il se retourna et planta son regard de bronze sur Paar. « La préférence des femmes, des hommes, de notre peuple et des étrangers. » Il s’approcha, jusqu’à se planter devant lui. « La préférence des Zaahin. » Un sourire mesquin étira sa bouche. « Parce que moi, je suis né du sang de nos ennemis et j’incarne l’avenir de notre peuple. Je suis un vrai Réprouvé. Un Kiir’Sahqon. » Le Démon le scruta, silencieux, puis un rire nerveux franchit ses lèvres. Draegr soupira. Dastan n’attendit aucune réponse : il pivota avec autant d’emphase que le lui permettait son corps meurtri et la rejoignit. Un jour, quelqu’un le tuerait, et on ne pourrait même pas lui en tenir rigueur.

Le jeune Réprouvé regarda Draegr. « Oui, ça va aller. » - « T’es sûr ? » Il fit un pas et inclina son visage vers le sien. Un sourire narquois courut sur ses lèvres et une vive étincelle brilla dans ses yeux bruns. « Si j’osais, je croirais que tu te soucies vraiment de moi. » Elle arqua un sourcil et croisa lentement les bras. « Alors heureusement que tu es plein de retenue et d’humilité. La chute sera peut-être moins chiante à vivre. » Elle lui rendit son sourire ; et le sien s’agrandit d’autant plus. Ils demeurèrent ainsi quelques instants, puis une lueur troublée se cristallisa dans les prunelles de la brune. « Tu n’aurais pas dû dire ça à Paar. » Il haussa les épaules. « C’est pas la vérité ? » Elle resta silencieuse et grave ; et ce silence et cette gravité rappelèrent à Dastan les visages de ses amis qui n’étaient pas des Kiir’Sahqon – tous ces faux Réprouvés. Il eut une pensée particulière pour Máni et Sól, et fronça le nez. Une petite pointe de culpabilité lui chatouillait les narines. Ce n’était pas agréable et il préféra l’ignorer. « C’est rien. Qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ? Il va pas venir incendier ma maison ou attaquer ma famille. » À nouveau, il haussa les épaules. « Non, mais vous allez sans doute vous retrouver ensemble à Gona’Halv. » Un rictus sombre ourla sa bouche. « Eh ben ce sera marrant. » - « Si vous ne défoncez pas l’île, j’imagine, ouais. » répliqua-t-elle, peu convaincue. Ils se remirent à marcher, silencieux.

Dastan songeait encore à Shezira, à Val’Aimé et à Érasme. Bien qu’il fût plus calme, il sentait s’agiter en lui cette énergie brûlante, ces envies de douleur et de meurtre. Peu à peu, des possibilités d’avenir s’ébauchaient dans son esprit. Qu’allaient faire les Réprouvés ? Il était impensable qu’ils demeurassent les bras croisés. Ils allaient sans aucun doute dégainer haches et marteaux pour les abattre sur les murs d’Amestris. Son cœur se mit à tambouriner. Il pivota vivement la tête vers Draegr. « On va partir en guerre. » Elle le regarda, puis acquiesça. « Contre les Sorciers ? C’est sûr. Tout le monde est très en colère, et il paraît qu’à Sceptelinôst, c’est l’enfer. » - « Tant mieux. C’est tout ce qu’ils méritent, d’être réduits en bouillie. » - « Surtout Val’Aimé. » - « Ouais. » Bref silence. « C’était de lui que tu parlais, tout à l’heure ? » Il lui adressa un regard en biais, et répéta, désireux d’être aussi évasif que possible : « Ouais. » Elle sourit. « J’ai hâte de voir ce que donnerait un combat entre vous, dis donc. » - « Trois coups de hache et il serait par terre ! Tac, tac, tac et BIM ! » s’exclama-t-il en mimant les coups qu’il porterait au Chancelier. Même lui avait conscience qu’en réalité, face au terrible Taiji, il n’en mènerait pas large. Le souvenir qu’il lui avait laissé était très net, aussi cuisant que la brûlure d’un tisonnier sur la peau. Il se rappelait parfaitement sa terreur face au déploiement de sa superbe. Néanmoins, il en fit fi, et la brune rit. Il l’observa, le sourire aux lèvres, et se réjouit d’être un Réprouvé. Parmi les siens, on questionnait rarement les fondements des accès de colère : qu’il s’emportât en apprenant la mort de la Thur était aussi naturel que la pluie qui s’abattait régulièrement sur les champs d’or ou que le chant des oiseaux dans l’air matinal. Sans doute devrait-il un jour expliquer où il se trouvait avant et après la bataille, mais il inventerait quelque chose. Personne ne saurait jamais pour Érasme.

Quand il retourna chez ses parents, le lendemain, le soleil était déjà haut. Il avait passé sa nuit avec Draegr ; ses bras et ses cuisses l’avaient emporté dans des étreintes passionnées, de douces folies qui résonnent en écho dans tout le corps. Ils avaient peu dormi, mais bien ; et ils avaient la vigueur de la jeunesse, que les nuits sans pénombre n’effraient pas. Il poussa la porte d’entrée et s’invita dans la cuisine. Ses parents devaient déjà être partis travailler. Le jeune Manichéen se coupa deux grandes tranches de pain, les enduisit de confiture et les avala à toute vitesse. Il monta ensuite quatre à quatre les escaliers et s’engouffra dans sa chambre pour attraper des vêtements propres. Tandis qu’il fouillait dans une corbeille où ils étaient roulés en boule, il entendit des pleurs. Les sourcils froncés, il se redressa et sortit la tête par l’embrasure de la porte. « C’est quoi ce bordel ? » grommela-t-il, un mauvais pressentiment agrippé au cœur. Suivant le son des vagissements, il se dirigea vers la chambre de ses parents. Là, dans un couffin posé près du lit, un nourrisson agitait sauvagement ses petits poings, le visage rougi d’une émotion indéchiffrable. Dastan demeura planté dans l’encadrement de la porte, le regard rivé sur le bambin, sans savoir s’il était ébahi, blessé ou énervé. Sa seule certitude se résumait en une question : qu’est-ce que c’était que cette farce ?

Les sourcils froncés, Dastan scrutait le petit être rouge et criard, lorsqu’une série de pas précipités se firent entendre. Il se retourna : depuis le bout du couloir, sa mère se dirigeait vers lui. Il la regarda venir sans rien dire. Il était tellement stupéfait que lorsqu’il parvint à articuler quelque chose, elle tenait déjà l’enfant dans ses bras. « C’est quoi, ça ? » Le biberon glissa entre les lèvres de la pleureuse, qui cessa aussitôt toute protestation. « Ta petite sœur. » L’adolescent fronça le nez et recula d’un pas, comme si elle venait de lui porter un coup. « J’ai pas de petite sœur. » - « Maintenant, si. » - « J’en veux pas. » Asha releva vivement la tête et le foudroya du regard. Il se sentit transpercé par une sensation étrange, quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti jusqu’ici et qu’il haït immédiatement. « Tu n’as pas le choix. » - « Vous ne m’avez même pas prévenu ! » s’exclama-t-il. « Je sais, ça s’est décidé hier soir, dans le feu de l’action, et tu n’étais pas là. » Le rouquin secoua la tête. « Vous auriez dû m’attendre ! Vous n’avez pas le droit de… » - « De quoi ? De prendre des décisions sans toi ? À ce que je sache, c’est encore ton père et moi qui décidons de ce qui se passe dans cette maison ! » Sentant la colère qui envahissait la pièce telle une ombre destructrice, la petite fille se remit à geindre. « Mais pas ça ! » cria Dastan, les larmes au bord des yeux. « Pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Tu devrais être content d’avoir une petite sœur, bon sang ! Priam était ravi d’en avoir une, lui ! » Il secoua encore la tête, recula encore. Quelque chose, en lui, capitulait. Une foi qu’il croyait inébranlable. Un pan d’univers, absorbé par un néant délétère. Quand l’esprit n’a plus les mots, c’est le cœur qui crie. « Vous n’avez pas le droit de me remplacer ! » La honte lui mordit l’estomac et ses larmes dévalèrent ses joues. D’une impulsion, il pivota et partit en courant. C’étaient des mots d’enfant, des mots plein de douleur et de peur.

Il ne revint que tard le soir, pour l’heure du repas. Il pénétra dans le corps de ferme, les pieds traînants, les épaules voûtées, la silhouette lourde et chagrinée. Ses parents débutaient tout juste leur dîner. Il se laissa tomber dans une chaise et fixa le bout de table devant lui. On n’avait même pas mis son assiette. Une main empoigna son cœur et sembla vouloir l’arracher. Les larmes menacèrent de revenir. Il se releva, attrapa ses couverts, une assiette et un verre et plaqua tout sur le bois avec fracas, avant de se rasseoir. « Doucement. » souffla Vrael. Le Kiir’Sahqon leva les yeux vers son père, mais ne dit rien. Personne ne dit rien. Le silence s’agglutina, eau trouble, noire et épaisse qui écrase et étouffe. Finalement, Dastan demanda : « Elle s’appelle comment ? » - « Yngvild. » Il regarda sa mère, avec des yeux d’ombre et de colère. « Tu aurais mieux fait de l’appeler Freyja. » L’indésirable, l’indésirée ; c’était bien là un nom qui lui seyait à merveille. Asha serra le poing et se pencha vers lui ; Vrael leva la main. « Dastan. » Furieux, il aboya : « Quoi ? » - « Ta mère m’a dit, pour ce matin. » - « Et alors ? » rétorqua-t-il en se renfonçant dans son siège, les bras croisés, sur la défensive. « On est désolés que tu aies découvert la présence d’Yngvild comme ça. On comptait te le dire dès que tu rentrerais. » Le rouquin, les iris rivés sur son père, n’ouvrit pas la bouche. Il se contentait de le fixer avec intensité. « Nous l’avons adoptée, comme nous t’avons adopté. Ça ne change rien : tu restes notre fils et on t’aime autant qu’avant. D’accord ? » Silence, cette fois sec et tranchant, solide ; un silence buté. « Vous auriez dû me demander d’abord. » finit-il par lâcher. « Oui. Désolés de ne pas l’avoir fait. » Les mâchoires de l’adolescent se contractèrent. « On pensait pas que ça te ferait de la peine ou que ça te mettrait en colère. » Pas de réponse. Il détourna le regard. Vrael soupira, puis inspira. « Ça ne veut pas dire qu’on te remplace. Vous êtes deux personnes différentes et on le sait très bien. Tu m’entends ? » - « Hum. » Asha renifla bruyamment. Dastan ne regarda ni l’un ni l’autre de ses parents. Il se pencha vers le plat, le tira à lui et se servit. Il n’avait pas faim, mais se gaver l’empêcherait peut-être de pleurer.

Tard, le soir, il entendait ses parents s’émerveiller devant les mimiques du bébé. En quelques jours, elle avait appris à gazouiller, à sourire et à rire. Il ne l’avait pas vu faire, parce qu’il l’évitait autant que possible. Sa présence plantait dans son cœur des centaines de piques glacées. Il limitait aussi ses interactions avec Asha et Vrael. Il lui aurait fallu être idiot pour ne pas voir que cette situation les peinait, mais il estimait que c’était un moindre mal comparativement à celui qu’ils lui faisaient subir. Il n’allait pas leur en vouloir toute sa vie ; en revanche, Yngvild serait toujours là. Durant quelques instants dominés par sa part démoniaque, il avait envisagé de la tuer. Il aurait pu l’égorger et la pendre à un arbre par les pieds, telle une bête. Une voix de conscience l’en avait dissuadé. Pour autant, il ne l’aimait pas. Elle lui volait une attention et un amour qu’il avait toujours eus ; et si elle ne les lui volait pas, s’il lui en restait un peu, il lui fallait tout de même partager ce qu’il avait toujours eu pour lui seul. L’arrivée d’Yngvild bouleversait son équilibre. Il avait l’impression qu’elle l’avait poussé du haut d’une falaise et que, depuis, il dégringolait vers les rochers acérés que la mer frappait sauvagement. Chaque mot prononcé et chaque geste effectué lui conférait le sentiment de baisser dans l’estime de ses parents. Pourtant, il ne pouvait empêcher sa colère de dégueuler de son palpitant. Il était comme ces volcans incapables de retenir leur lave et insouciants des dégâts qu’ils infligeaient à leur environnement, avant de se retrouver seuls, perclus de remords, au milieu d’une étendue désertique et noircie par la cendre du passé.

L’adolescent renifla et se retourna, faisant grincer les lattes du lit. Depuis trois jours, il serpentait entre les interactions sociales, peu désireux d’en mener ne serait-ce qu’une seule à bien. Draegr devait penser qu’il ne voulait plus la voir et Paar devait s’enorgueillir de l’avoir si bien humilié qu’il n’osait plus se montrer. Il n’allait même pas voir l’Ange à qui il avait fait promettre de lui apprendre l’art de la lecture et de l’écriture. Il ne songeait ni au Jeu, ni aux aventures qu’il pourrait vivre avec ses amis. Le visage d’Érasme ne s’imposait à lui que lorsqu’il ruminait le meurtre de Shezira par Val’Aimé ; et pourtant, même cela semblait être de moindre importance. Ses petits tracas habituels, comme son impossibilité de voler, ne l’embarrassaient plus. Lui qui avait été si excité par les nouveaux horizons qu’offraient les débuts de sa sexualité n’avait plus du tout envie de faire l’amour. Il aurait pu demeurer ainsi, la tête posée sur son oreiller mouillé, désireux de se lever seulement pour faire jaillir l’ire qui le muselait. C’était une rage nimbée de tristesse ; et la tristesse, c’était quelque chose de nouveau. Tout adolescent qu’il paraissait, il restait très jeune. Quelques années de vie au compteur. Pas grand-chose. Il était loin d’avoir expérimenté toute la gamme émotionnelle sur laquelle pouvaient chanter les aléas de la vie.

Toc. Dastan rouvrit les yeux. Toc. Il se redressa, les sourcils froncés. Toc. Le son était aussi sec que net. Toc. Il venait de la fenêtre. Son cœur se gonfla d’agacement, et il se dirigea d’un pas vif vers celle-ci. Il l’ouvrit, puis poussa les volets. « C’est quoi ce bord-aïe ! » - « Oups, pardon. » Une main sur la bouche pour cacher son rire, Draegr se trouvait en bas, une poignée de cailloux dans le poing. Le Belegad la dévisagea, surpris, en se frottant la joue. « Je peux monter ? » Non, voulut-il répondre immédiatement. Mais il hésita un dixième de seconde de trop, soupira et grogna : « Si tu veux. » Sans se faire prier, l’adolescente grimpa dans l’arbre qui bordait ce mur de la ferme pour parvenir jusqu’au premier étage, puis bondit à l’intérieur de la chambre du rouquin. Il s’était rassis sur son lit. « Je suis contente de voir que t’es pas mort. » Il fixait le mur, sans trop savoir s’il ne voulait pas la regarder pour qu’elle ne vît pas ses larmes ou s’il ne voulait pas la regarder pour ne pas se remettre à pleurer. Un peu des deux, sans doute. « Alors, il se passe quoi ? T’as trouvé un meilleur coup que moi et tu décolles plus de ton pieux ? » Elle s’approcha et souleva un bout du drap, comme si elle y cherchait quelqu’un. Finalement, elle s’assit à côté du Belegad. Il tourna la tête vers elle. Son expression fermée vacilla. Il pouvait essayer de lui mentir, mais elle finirait par comprendre. Il se sentirait stupide, et peut-être qu’elle lui en voudrait. La brune cligna des yeux et inclina la tête sur le côté. « Mes parents ont adopté une autre Kiir’Sahqon, sans me prévenir. » lâcha-t-il.

Draegr le scruta, silencieuse. Au cœur des iris cuivrés de Dastan, la détresse s’épanouissait en lueurs douloureuses. Les larmes avaient laissé des traces sur ses joues. Elle pensait bien qu’il y avait un problème et elle se doutait qu’elle ne le trouverait pas au meilleur de sa forme, mais elle ne s’était pas imaginé que sa petite sœur en serait la cause, ni que cela l’affecterait si profondément. Le roux faisait partie de ces personnes que l’on ne s’imagine pas voir pleurer. Elles sont trop joyeuses, trop vives, trop éclatantes pour que la tristesse ose tirer son voile sombre sur leurs sourires. Le Feu Follet est trop étincelant pour être englouti par la nuit – penser cela, c’est pourtant oublier à quel point il est éphémère. « Quand ? » - « Le soir où on était à la fête. » Doucement, elle acquiesça. « Ils t’ont dit quoi ? » - « Rien. Je l’ai découvert tout seul quand je suis rentré. » - « Ah ouais, d’accord… » L’adolescente déployait des trésors d’empathie pour se mettre à la place de son ami. Comment aurait-elle réagi, si ses parents lui avaient imposé la présence d’un autre enfant, sans jamais lui en parler auparavant ? Mal, sans aucun doute. Différemment, peut-être, mais pas de la meilleure des façons, c’était certain. « Elle s’appelle comment ? » - « Yngvild. » - « Hum. » Dastan soupira. « T’as réagi comment ? » Il haussa les épaules. « J’ai pété un câble. En fait, je suis tombé dessus, ma mère est arrivée et on s’est disputés. Je suis parti et je suis revenu le soir. Ils avaient même pas mis mon assiette pour le repas… » - « Ils pensaient peut-être que tu mangerais pas là. » Il haussa encore les épaules. « Et après ? » - « Je leur ai demandé comment elle s’appelait, et j’ai répondu à ma mère qu’elle aurait mieux fait de l’appeler Freyja. » Draegr ne put retenir un grand éclat de rire, qu’elle essaya d’étouffer en plaquant ses deux mains sur sa bouche. Les yeux brillants d’amusement, elle regarda le Kiir’Sahqon : il fixait le sol, mais une ébauche de sourire tirait sur le coin de ses lèvres. « Et t’es encore vivant ? Nom d’un bicorne… » - « Mon père a calmé le jeu. Il m’a dit qu’Yngvild ne me remplaçait pas, qu’ils m’aimaient toujours autant, que je restais leur fils, et blablabla. » Redevenue plus sérieuse, elle acquiesça. « Et depuis ? » - « On se parle le moins possible. » Une nouvelle fois, elle opina, pensive, ses prunelles occupées à suivre le chemin des pierres du mur. Les deux adolescents demeurèrent quelques instants en silence, puis elle souffla : « Je sais pas trop quoi te dire. J’ai jamais vécu ça, alors… » Sa phrase s’éteignit dans l’air. Elle se tourna vers Dastan. « Mais si t’as envie d’en parler ou si tu veux te changer les idées, je suis là. » - « Merci. »

Le Manichéen observa Draegr. Ils avaient beaucoup discuté, le soir, et puis la nuit, et au petit matin. Ils avaient tissé ces conversations secrètes des esprits qui se reconnaissent, se charment et se testent. Néanmoins, jamais il n’aurait songé qu’elle viendrait jusqu’ici pour lui parler. Soudainement, son cœur froissé se gonfla jusqu’à retrouver sa forme originelle : pleine, forte et vigoureuse. Il pivota vers la brune et l’enlaça. Elle n’hésita pas à refermer ses bras sur lui et à le serrer contre elle. Leur étreinte sans bruit transpirait des mots qui n’avaient pas besoin d’être dits. Dastan ferma les yeux. Le souffle de la jeune fille caressait sa peau, et il le sentit qui remontait vers son oreille. Elle chuchota : « Je suis venue aussi parce que je voulais te dire quelque chose. » - « Quoi ? Tu as récupéré une petite sœur, toi aussi ? » Elle sourit. « Non. Mais ma vie va changer aussi. » Il se décala pour la regarder dans les yeux, ses mains sur ses épaules. Elle souriait. « Je pars bientôt pour Gona’Halv. » - « Quand ? » - « Quelques jours. » Était-ce de la jalousie ou de la peine ? Ses émotions s’orchestraient confusément. C’était peut-être pire depuis l’arrivée d’Yngvild. Elle avait renversé sa réalité et son monde intérieur. Tout n’était plus que dédale sans lumière.

« Je viens avec toi. » Draegr haussa les sourcils. « Woh, alors là… Si j’osais, je croirais que tu te soucies vraiment de moi. Je croirais même que t’es amoureux de moi ! » se moqua-t-elle, avant d’éclater de rire. Il lui tira la langue et s’insurgea : « Gnagnagna ! Ça n’a rien à voir ! » Il la poussa, et elle se laissa docilement tomber sur le dos, sur le lit. « Ah oui ? » - « Oui. » Il prit appui sur ses mains pour s’asseoir plus au milieu du matelas, les jambes en tailleur. « Moi aussi, je veux y aller. J’ai l’âge, et j’ai déjà participé à une bataille. Et puis, si on veut écraser les Sorciers, il faut préparer des guerriers. » Elle roula pour se mettre sur le ventre et lui lança un sourire mutin. « C’est vrai que si tu veux affronter Val’Aimé, tu vas devoir t’entraîner. » - « Val’Aimé, et tous les autres. » Une flamme brûlait dans ses yeux cuivrés ; cette flamme habituelle, qui semblait encore plus brûlante. « Et tes parents ? » Il haussa les épaules. « Si je les écoutais, je crois que je ne partirais jamais. » - « Ah ouais ? Je pensais qu’ils avaient hâte que tu combattes. Surtout ta mère. » - « Pas vraiment. Je crois qu’elle a encore en travers de la gorge le départ de Priam et Laëth. » Draegr acquiesça, songeuse. Comme le rouquin, elle n’était pas encore née lorsqu’ils vivaient ici. Cependant, elle en avait entendu parler : leur départ, comme beaucoup d’autres, avaient marqué les esprits. Le leur, peut-être d’autant plus que leurs réussites parmi les Anges trouvaient un écho jusqu’ici. Elle les avait même déjà vus, de loin. Ils possédaient une ferme à Bouton d’Or et y venaient régulièrement. Bien qu’ils ne fussent que des angelots, ils se dégageaient d’eux une impression de puissance qui affadissait celle de la plupart des gens. Quand elle regardait Dastan, elle se demandait s’il deviendrait comme eux. Aurait-il la force tranquille de son frère ou la volonté de fer de sa sœur ?

« Mais on s’en fout. » reprit-il. « Je ne suis pas eux, et si je pars, c’est pour mon peuple. Pour accomplir mon devoir. » Elle revint à la réalité et lui sourit. « Tu sais, t’as pas besoin de te justifier auprès de moi. Je serai ravie de te coller des raclées là-bas. » - « C’est moi qui vais te coller des raclées, Petite Ange. » La brune se redressa d’un bond et plaqua ses mains sur ses épaules pour le faire basculer en arrière. « On parie ? » - « Quand tu veux. » La même lueur de défiance brillait dans leurs prunelles. « T’aimes trop que je te défonce pour pas te laisser faire. » ricana-t-il, fier du double sens que l’on pouvait attribuer à sa phrase. Elle le gifla, puis l’embrassa, et lui mordit la lèvre inférieure. À Lumnaar’Yuvon, on ne haïssait pas sans amour ; on n’aimait pas sans haine. On vibrait d’instabilité, et c’était parfois délicieux.

Au petit matin, Draegr s’éclipsa. Ragaillardi autant par sa décision que par leur conversation ou l’expression de leurs passions, Dastan descendit en trombe les escaliers. Il déboula dans la cuisine, alléché par l’odeur du pain frais. Tous ses appétits lui étaient brutalement revenus. « Salut ! » lança-t-il à la volée, en prenant bien soin d’ignorer Yngvild. Sans s’asseoir, il attrapa une miche et un couteau pour la tartiner de beurre de Cerfeuil. Ses parents le dévisageaient, un peu surpris mais silencieux. « J’ai pris une décision. » Il les regarda. L’intérêt brillait dans leurs pupilles. Il sourit. « Je pars pour Gona’Halv. » Sa mère fronça les sourcils et son père manqua de s’étouffer avec sa bouchée de pain. Le bébé se mit à pleurer. Dastan serra le poing et manqua de lever les yeux au ciel. « Le bateau part dans trois jours. » - « On a besoin de toi à la ferme. » protesta Asha. « Je reviendrai vite. Et si vous avez vraiment besoin, vous trouverez sans doute quelqu’un pour vous aider. Et puis, il y a Yngvild. C’est une Kiir’Sahqon aussi, alors elle va grandir rapidement. » - « Je pense que c’est un peu tôt… » - « Non. » répliqua fermement l’adolescent, prenant soudainement conscience de l’avantage que lui procurait la crise des derniers jours sur ses parents. Il leur reparlait enfin : ils n’avaient pas envie de provoquer une nouvelle dispute. « J’ai l’âge requis, j’ai déjà participé à une bataille, et on va avoir besoin de guerriers pour combattre les Sorciers. C’est toi qui m’as dit que j’avais atteint « l’âge de sagesse », papa, et que ça voulait dire que je devais réfléchir et agir en conséquence. Eh ben, j’y ai bien réfléchi, et c’est vraiment ce que je veux faire. » Tour à tour, il les regarda. « Et puis, je ne suis ni Priam, ni Laëth. Je les ai pas remplacés : je suis moi. Ce n’est pas parce que je pars que ça change quelque chose : vous restez mes parents et je vous aimerai autant qu’avant. Et moi, je ne pars pas pour abandonner mon peuple, au contraire : je vais me battre pour lui. » Intouchable.