La porte se referma dans un claquement à peine perceptible. Cíen l'entendit néanmoins, sans pour autant se retourner. Il savait qui s'invitait dans sa loge. Il l'avait lui-même convié. Le froissement d'une robe de soie pourpre brodée d'or se fit entendre à ses côtés lorsqu'elle s'installa sur l'épais fauteuil de velours carmin. Il n'effectua toujours aucun geste. La Dhelana fut la première à prendre la parole. « Que fomentez-vous encore ? ». Un rictus glissa sur les lèvres du Lliryn. Certaines bouches l'appréciant peu avait commencé à murmurer qu'il était à l'origine du trépas du dernier Hlendrisa. Ce n'était pas étonnant. Il était l'une des dernières personnes à l'avoir vu. Il y avait bien ses domestiques, mais c'était moins intéressant de dénoncer l'un d'eux. D'autant que peu de temps avant ils avaient échangés un tête à tête sans aucun témoins, attisant plus encore la possibilité que se soit réellement le cas. Le monde n'avait pas totalement tort. Il n'avait pas totalement raison non plus. Et rien ne le reliait à ce drame. Ni directement, ni indirectement. Alors ces accusations n'étaient, à l'heure actuelle, que des ragots, et elles le resteraient. Il y veillerai personnellement et avec une grande attention. Aussi, pour l'instant, il ne se méfiait, en plus des autres Tedalen, que des ambitieux à ses ordres. « Absolument rien très chère. » répondit-il, son regard ne se détachant pas du baryton qui réclamait punition contre le traître à ses ordres et assassin de son épouse. Un pauvre innocent qui ne faisait en réalité que subir les manigances de son aîné. Une situation bien trop réaliste pour que le Lliryn apprécie pleinement cet opéra. Ce fut à la Nalmen de sourire à la réponse de son comparse. C'était faux, évidemment. Aucun Alfar, et encore moins un Alfar de sa rang, ne préparerait pas quelques coups que ce soit. Se débarrasser des perturbateurs ou trouver comment destituer l'Amarante, il y avait toujours à s'occuper. Elle le soupçonnait d'ailleurs de songer à cette deuxième possibilité. « La Perle de Drosera a été retrouvé morte. » fit-il d'une voix neutre. « J'ai cru entendre ça. » commenta Adelia en portant une paire de jumelles à ses yeux. « Le Grand Jeu a déjà commencé. » continua Cíen qui paraissait être profondément ennuyé de la représentation. « Il paraît qu'on a déjà retrouvé des perdants en effet. » détailla la Tedalen sur le même ton que si elle parlait de la pluie et du beau temps. Pour la première fois depuis son arrivée, le Mævan tourna ses iris sur sa paire. « Selon vous, sur qui Dothasi va-t-elle jeter son dévolu ? » - « Qu'en sais-je. » soupira-t-elle. Elle avait bien des noms en tête, mais elle n'était sûre de rien. Ce qui était cependant certain — ou du moins fortement probable — c'est que les chances qu'un Alfar aux mêmes idées que l'Amarante n'en ressorte pas gagnant. Dothasi semblait s'être détournée de la Reine tout comme de ses partisans. « Parlant des Jeux, votre frère ne brigue-t-il pas votre rang ? » — « Je ne pensais pas que vous me haïssiez assez pour déjà songer à ma mort alors même que le Grand Jeu initié par celle de la Nothasea commence à peine. » railla le Dhelana. La Nalmen ricana. « Ne soyez pas si peiné. En vérité, je croyais seulement qu'il se serait essayé depuis longtemps à prendre votre siège et suis étonnée de le voir si docile sous vos ordres. ». Cíen sourit d'un rictus caustique. Emrys abhorrait leurs positions respectives et le fait de n'être que l'un de ses lieutenant, d'autant plus alors qu'il était l'aîné. Il ne le montrait jamais, mais Cíen savait que ça le dévorait. « Bien sûr que si. Il ne désir que cela. Et c'est bien parce qu'il est mon frère qu'il n'a encore rien essayé. ». Il croisa l'œil curieux d'Adelia, aussi continua-t-il. « Il ne se lancera seulement que lorsqu'il percevra une ouverture et qu'il considèrera avoir autant de probabilité de frapper qu'il en aura de toucher. Mais actuellement, parce que nous nous connaissons trop bien l'un l'autre, sa marge de manœuvre est encore limitée. Il sait que je ferais payer son échec de la même façon que je ferais payer un Belvarrian. ». Le Lliryn marqua une pause à cette annonce, fermant ses doigts sur le cristal fin du verre de bourbon. Sa compagne le fixa avec une grave intensité. Il ne craignait rien pour proférer de telles paroles en sa compagnie. Il aurait pu citer n'importe quel nom en guise d'exemple. Il avait choisi celui de la Nothasea décédée. Celui de l'Amarante. Une telle décision n'avait pas lieu de hasard. « Il n'aurait rien à gagner dans une tentative vaine alors qu'il peut encore tirer quelques avantages du sang que nous partageons. » conclu le Mævan en même temps qu'il reposait le verre. « Évidemment. Lorsque les risques sont supérieurs aux bénéfices, n'importe qui sait qu'il serait idiot d'agir. ».

Sur la terrasse suspendue de la demeure, Cíen avait le regard posé sur le monde en bas, en pleine agitation silencieuse. Depuis la veille il recevait des rapports qui s'accumulaient. Depuis la veille il préparait des actes de décès. Ils étaient nombreux cette fois à se disputer la place de Nothasea. Sa femme approcha. « Entendez-vous ma chère cette mélodie ? » lui demanda-t-il comme une invitation à le rejoindre à ses côtés. « Quelle mélodie ? » questionna-t-elle en s'installant à quelques pas de son époux. Il ne répondit pas immédiatement, un sourire venant fendre son visage. « Celle des corps qui s'effondrent. Des âmes qui s'envolent. Du souffle qui s'éteint. De la chaleur qui s'essouffle. ». Il marqua une pause, se tournant vers Siran. « Le chant de la mort qui voltige entre les rues comme la voix d'un chanteur d'opéra. » ajouta-t-il en allant récupérer la main de sa dame qui resta de marbre. Il la porta à son visage, ses lèvres venant à peine effleurer la peau de satin de l'Alfar. « La musique du cœur palpitant d'une épouse dont le sort est incertain. » susurra-t-il à son oreille en se rapprochant d'elle. Son pouce effleura l'anneau d'argent serti d'une pierre rose et lumineuse qui ornait l'annulaire de son épouse. Puis il déposa un angoissant tendre baiser sur son front, sa main libre glissant avec une tendresse dérangeante dans la longue chevelure de la Senthandas. Sans attendre une autre réponse, il s'éloigna avec un sourire sardonique. Siran resta stoïque. Pourtant elle était rongée d'aigreur. Il ne bougerait pas un doigt. Malgré les secrets, malgré ce qu'elle avait fait et voulait faire pour lui, malgré les — ses — concessions afin de s'aligner à ses idées. Il l'observerait seulement se battre pour sa vie et sa gloire. Il n'aurait aucune tristesse ou désolation si elle devait périr des mains d'un autre. Aucune rancune envers celui ou celle qui siègerait à ses côtés, devait-il être la main assassine qui aurait perforé son cœur. Elle n'en était pas tout à fait étonnée cependant. On ne devenait pas Tedalen en faisant preuve de compassion. Elle ne songeait cependant pas qu'il prendrait tel plaisir à la voir se débattre. Elle se jura alors une chose. Elle serait la perte du Lliryn. Avant ou après que la mort la saisisse. Qu'elle y assiste ou non. Mais elle ne le laisserait pas se satisfaire de sa place sans avoir l'avoir aidée à obtenir le même rang.

À la lueur d'une dizaine de bougies ornant les innombrables chandeliers de la pièce, la rendant aussi lumineuse qu'en plein jour, Cíen raya un nom sur le parchemin déjà noirci de noms barrés. Il s'était procuré la liste des participants au Jeu et la tenait à jour afin de se faire une idée du temps que cela prendrait encore et du genre de Senthandas qui risquait de rejoindre la table des Tedalen. La plume à peine rangée, on frappa à la porte avant qu'elle ne s'ouvre sur le visage du Mur. « Un messager pour Monsieur. » fit-il avec une courte révérence. Le Lliryn effectua un signe de tête, invitant le visiteur à entrer. Alors le Mur laissa se dernier passer. « Il y a eu de nouveaux décès. » - « Encore ? C'est une véritable hécatombe aujourd'hui. » commenta le Dhelana avec cynisme. Ils avaient déjà été deux à être tombés. Habituellement la moyenne était plutôt aux alentours d'un perdant tout les deux ou trois jours. « Quels sont-ils ? » - « Vèriss Eneid Lovareid... » - « Le baryton du Grand Opéra ? Il semblait pourtant promit à quelque chose de grand. Quelle tristesse. » soupira Cíen, faussement attristé du décès du chanteur. « ... et Heriss Siran Mævan. » ajouta le garçon sans préambule, avec une seconde d'hésitation malgré tout, les lèvres pincées du doute sur la réaction qu'aurait l'époux de la défunte. Un court silence suivi la déclaration qui parut une éternité au messager. « Quelle tristesse. » commenta seulement le Dhelana dans une terrifiante neutralité. Le funeste sort de sa femme ne semblait pas avoir ne serait-ce qu'effleuré sa sensibilité. « Vous pouvez partir. » congédia-t-il l'Alfar en se levant du large fauteuil. Pourtant, derrière son indifférence, quelque chose avait commencé à travailler son esprit. Il connaissait sa femme. Il s'était élevé à ses côtés. Son comportement des derniers jours lui rendait évident qu'elle ne devait pas être partie sans lui laisser quelque cadeau empoisonné. Il laissa ce problème de côté, portant son attention sur le papier dont la plume enchantée venait de barrer les deux nouveaux morts. Il se saisit de la liste, son regard allant trouver le dernier nom intact. Aindrea Ashushshirari. « Ma foi, il semblerait que nous ayons enfin un gagnant. ». Il n'en était pourtant pas satisfait. Il n'aimait pas les Ashushshirari. Ils pouvaient aussi bien se montrer traîtres à la couronne que fidèles serviteurs. Les meilleurs hypocrites dans leur catégorie. Il ignorait alors de quel côté ranger ce vraisemblable futur Tedalen. Parmi les alliés potentiels ou les ennemis devant lesquels il devait se montrer plus hypocrite encore ?