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-PUTAIN !
Ellie donna un coup de pied dans la commode. Elle allait s'arracher les cheveux. Elle n'en pouvait plus. "T’as regardé sous le lit ?" suggéra Lia dans sa tête, avec une toute petite voix.
-Qu'est-ce que ça irait foutre sous ce putain de lit ? Siffla-t-elle entre ses dents, la mâchoire serrée. Et puis qu'est-ce que tu fais là ? Dégage.
Cette petite conne venait la déranger au mauvais moment. Ellie n’avait pas envie d’entendre sa voix et ses proposition débiles. Si elle sentit encore sa présence, Lia eu au moins la décence de la fermer. La Démone suivit tout de même sa proposition. Évidemment, il n'y avait rien. Elle laissa retomber le matelas en poussant un cri de rage et se mit à faire les cent pas. Qui était la connasse qui avait touché à son tabac ? Son Reflet peut être ?
-TOKI !
Mais connaissant son propre double, ça n'était pas son genre. Celle-ci l'aurait prévenue si elle avait voulu tout lui taxer. Ellie pouvait se montrer ingrate, mais quand il s’agissait d’elle-même, elle faisait preuve d’un minimum de courtoisie car elle s’estimait beaucoup. La Démone s'assit sur son lit, désemparée. Elle se pinça l'arête du nez, ferma les yeux. Elle avait beau fouiller dans sa mémoire et celle des autres – du peu auquel elle avait accès – elle ne trouvait pas. Lia aurait pu jouer avec, mais ce n'était pas le cas. Quant à Kitoe et Kraa, elles se foutaient éperdument de ses cigarettes. La brune prit une inspiration.
-Le nouveau, il fume ? Demanda-t-elle.
Elle savait qu’elles étaient toutes en co-conscience et qu’elles l’entendaient. Toutefois, seul le silence lui répondit. Personne ne savait. A leur connaissance, il ne s'était pas manifesté depuis son apparition. Ou plutôt, s'il l’avait fait, aucune d'entre elles ne s'en souvenait. Dans ce cas-là, ce serait inquiétant. Si cet inconnu était capable d’utiliser leur corps contre leur gré, qui savait ce qu’il se passerait ? Aux dernières nouvelles, il était un Démon, comme elles toutes. Il était donc capable de tout, surtout du pire.
-Kitoe.
D'après leur théorie, cette dernière était celle la plus liée à lui. Il avait dit avoir été tué par Neah, et la seule à avoir vécu ce moment, c'était Kitoe. Elle était aussi la seule à avoir cette obsession bizarre pour l'Ange. Elle était donc la plus à même à les éclairer. "J'en sais rien." fut pourtant la seule réponse qu’elle donna.
-Essaie de lui demander s'il te plaît.
Pas qu'elle avait un problème avec le fait d'en racheter. Elle voulait juste savoir qui lui chourait ses trucs sans lui demander. Il y avait des règles, merde. C’étaient ses affaires. S’ils voulaient bien vivre ensemble, le mieux était de lui faire comprendre les limites rapidement.
-Comment il s'appelle d'ailleurs ?
Il ne leur avait toujours pas donné son surnom. Neah était trop direct et sensible, alors ils s’étaient mis d’accord pour trouver un nom qui ne leur rappellerait pas en permanence le roux. C’était une question de santé mentale. "Il ne me répond pas. Je n'arrive pas à l'atteindre."
-... Comment ça ?
Il arrivait régulièrement que l’une ne parvienne pas à communiquer avec les autres. Le ton de Kitoe, cette fois-ci, était différent. Elle semblait perturbée car elle venait de découvrir un truc, mais n’osait pas le dire de peur de susciter des réactions. "Il a un monde intérieur je crois." Piquée au vif, Ellie se releva. Lia était tout aussi scandalisée qu'elle et Kitoe était dépitée. Kraa gronda, mais uniquement parce qu'elle ressentit la tension de ses consœurs.
-Putain !
Ce connard avait... ! Les quatre femmes étaient jalouses. Quel privilégié de merde. Un monde interne, rien que ça ! Jusqu'ici, leur système n'en avait abrité aucun, alors même que chacune d'entre elles aurait aimé retrouver un endroit rien qu’à elles quand elles n'avaient pas le contrôle du corps.
-Hé, le nouveau ! Amène-toi.
Elle souhaitait discuter avec lui. Elles le devaient, sinon leur relation deviendrait toxique, ce qui ne serait au profit de personne. Ellie voulait éviter qu’il s’enferme dans son monde afin d’avoir au mieux accès à lui. Aucune d’entre elles ne connaissaient l’ampleur d’un tel univers et à quel point il pourrait leur être dangereux, ou pas. "On peut lui parler de Neah !" proposa Lia. Elle serra les poings.
-Bravo, c'est sûr qu'en le martyrisant, il va se mettre à nous adorer. Merci Lia, tes idées sont d’une grande aide.
Non. Malheureusement, s’il ne souhaitait pas se manifester maintenant, elles ne pourraient pas l’y contraindre. Tout ce qu'elles pouvaient faire, c'était lui laisser le temps. Il s'ouvrirait à elles quand il en aurait envie. Agacée néanmoins, Ellie marcha jusqu'à leur bureau et arracha la feuille d'un calepin. Elle griffonna énergiquement avant de placer la feuille dans le tiroir où se trouvait habituellement son tabac, ses feuilles à rouler et une pipe brûle-gueule : "Viens discuter. Touche pas à mes clopes."
Il était intangible. Une sphère blanche en suspension dans l'air. Il n'avait pas de visage, il était lisse, quasiment inerte. Autour de lui, tout n'était que nuances de bleus ou de gris, une forêt ouverte et plongée dans la brume, dans un monde où il ne faisait jamais tout à fait jour ni tout à fait nuit. C'était son univers. Il était composé d'autres parties, plus sombres ou plus joyeuses, mais il ne s'y aventurait jamais car ce n’était pas sa place. Il ne les avait pas visitées, mais il le savait. Ici, brume parmi la brume, il ne faisait qu'un avec sa création. C'était ici qu'il était né. D'abord, le tout avait été plongé dans l'obscurité. Ou bien il avait maintenu ses yeux fermés, très fort, au point qu'il n'avait pas pris conscience de sa propre existence. À ce moment-là, il n'avait été qu'un amas de pensées, une succession de phrases et de bruits qui s’associaient et s'enchaînaient à toute allure, comme une mélodie ou une supplique. Le tintement du métal, le bruit de la chair lacérée, sa propre voix… son rire. Celui qu’il avait émis avant de le tuer. Il le hantait. Il se rejouait les images en boucle. Leur contact physique, sa main sur la sienne. Dégueulasse. "Dans mon cas, au lieu de brasser de l’air, j’agis au présent." Et puis cette douleur, le goût de sang dans sa bouche, la sensation d’étouffer, de se noyer dans son propre fluide vital. L’incapacité d’utiliser ses propres poumons car il avait presque perdu sa tête. Il se ressassait sa mort, des propos de haine envers celui qu'il détestait et envers lui-même. Il brassait de l’air. Il était inutile, insignifiant.
"J'estime que ta vie est aussi encombrante qu'un déchet. Je vais donc me débarrasser de toi, qu'en dis-tu ?" Ces mots ne provenaient pas de ses propres souvenirs, mais ils étaient aussi de son ennemi. Il se souvenait que cette fois-là, déjà, l’Ange avait essayé d’attenter à… sa… vie. Pas la sienne à proprement parler, mais Kitoe. Il ne connaissait rien de cette dernière, il savait juste qu’elle existait et qu’il était lié à elle. Tout ce qu’il détenait de l’extérieur, c’était Ellie qui lui avait dit. "… nous préserver de ta stupidité." Oui, il était stupide et misérable. Son être était empli de toutes ces informations grouillantes, bruyantes et insupportables dont il était incapable de se débarrasser. Il avait eu envie de hurler, de se renfermer sur lui-même et de disparaître. Il avait essayé, tout en sachant qu'il était déjà mort, mais n'y était pas parvenu. Était-ce cela que les morts du monde entier expérimentaient ? Cela lui avait fait froid dans le dos. Il aurait voulu mourir une deuxième fois, ou alors ne jamais vivre afin de ne jamais avoir à être mort. Mais il avait fini par se faire une raison : il ne pouvait pas échapper à son sort. Cela l'avait rendu fou de rage. Il avait pensé au fautif, à l'origine de tous ses maux. Il avait compris que pour se sentir mieux, il devait le tuer. Il devait bouger. Sortir de sa prison, de cette forêt terne. Lorsque l'image de son propre visage collé sur le corps de l'Ange lui était apparu avec trop d'insistance, appliqué par la pensée de Kitoe, il avait craqué. Il avait voulu détruire cette vision et il était sorti. C'était ainsi qu'il avait appris l'existence du monde extérieur et du corps dans lequel il était condamné à vivre. Ellie lui avait donné le nom de son ennemi, Neah. Depuis, il le ressassait. Neah. Il devait le tuer. Neah. Il devait le retrouver. Quand ? Comment ? Il n’en savait rien. Il se souvenait à peine du lieu où il avait perdu la vie. Tout ce qu’il savait, c’était que l’usurpateur était puissant. Ça, il s’en rappelait, car il avait eu peur avant de mourir. Non, en fait il avait été terrifié. Depuis ce jour, il l’était en permanence.
Son état était parfois plus supportable à certains moments qu’à d’autres. Il ne s’expliquait pas cette fluctuation. Dans tous les cas, c’était horrible. Il était si faible que cela l’empêchait même de penser à autre chose. Il était paralysé. Se divertir était impossible, oublier encore plus. Il était condamné. Quand ses pensées sombres s’accumulaient trop et qu’il ne pouvait plus les laisser défiler correctement, celle-ci le noyaient. C’était généralement lorsqu’un élément extérieur à son monde venait nourrir ses angoisses. Il se mettait à paniquer, s’en retrouvait débordé. Il avait besoin d’exploser. Alors c’était ce qu’il faisait : il explosait. Sous la pression, il était expulsé, arraché à ses racines. Il essayait de s’agripper, de tenir bon. Rien n’y faisait. Il se prenait la gifle du retour au monde réel.
La première chose qui le frappa fut la température de l’extérieur. Elle le fit frissonner, ses poils se hérissèrent. Il se sentait gelé. D’autres sensations physiques comme la gravité, ses vêtements, des odeurs et des sons, s’ajoutèrent au panel de claques qu’il reçut. Il avait du mal à supporter ces changements, trop brutaux. Comme la dernière fois, il s'était effondré par terre, le souffle court. Ça faisait assez mal, surtout comme il tombait. Ce violent retour dans le réel l’avait aussitôt plongé dans une crise d’angoisse. Le scénario de sa première apparition se reproduisait et il avait peur de retomber sur cette Ellie, qu’il trouvait intimidante. En songeant à elle, il avait eu ce flash, ce souvenir qui n’était pas le sien. Il s'était jeté sur le meuble qui contenait son tabac comme un animal affamé. Il avait tout fumé jusqu'à perdre pied, puis s'était endormi et avait retrouvé son cocon sylvestre.
"Viens discuter. Touche pas à mes clopes." Il avait trouvé ce mot là où il avait déniché de quoi fumer la première fois. Ça l'avait angoissé et il s'était rongé les ongles. Il ne savait pas quoi faire. Comment pouvait-il venir discuter ? Il ne savait pas s'y prendre, ses apparitions étaient rares, accidentelles et ses retours dans son monde étaient aussi aléatoires... Il était habitué à être seul et la notion de télépathie lui était floue. Perdu, il fit le tour de la chambre, qu'il n'avait jusqu'ici pas pris le temps d'explorer. Il descendit ensuite dans la cuisine, énorme, passa dans le salon, puis finalement dans la cave. Dès lors, il sentit qu'il n'était plus seul. Il gardait pourtant le plein contrôle. Il continua son exploration, attentif à cette présence.
-Jude, c'est ça ?
Il sursauta. Il venait de parler, sans même le contrôler, avec une voix aiguë qui n'était pas la sienne. Elle correspondait davantage au corps qu'il empruntait.
-... Oui, c'est ce que j'avais choisi... Balbutia-t-il.
"C'est Kitoe." Continua-t-elle par la pensée. Il avait deviné. "Il parait que je suis la seule à pouvoir communiquer avec toi. Les autres n'arrivent même pas à détecter ta présence dans le système, alors que moi, oui." C'était pareil pour lui. Heureusement, le Reflet de la Démone lui avait brièvement expliqué la situation, alors il comprenait plus ou moins qui étaient les autres.
-Qu'est-ce que vous me voulez ?
"Apprendre à te connaitre." Il ressentait beaucoup de méfiance de sa part, ce même malaise que lors de sa première apparition, quand il s'était présenté à Ellie. Il avait ce sentiment d'être encerclé et qu'on le surveillait, comme des fauves autour d'une proie. Il n'aimait pas.
-Je ne veux pas être là. Rétorqua-t-il, comme si cela pourrait l'épargner. Je ne me connais pas plus que vous ne me connaissez. Je sais juste que j'avais une vie avant, mais qu'il m'a tué, alors maintenant...
"Neah ne m'a jamais tuée. C'est moi qui dois le tuer." Elle était agacée. Les battements de son cœur s'accélérèrent sous l'effet de la révélation. Jude se sentit tout à coup distant, fébrile. La notion de réel s'estompait.
-... Quoi ?
Il s'appuya contre un mur et se laissa glisser par terre. Il craignait de perdre l'équilibre, car il ne faisait plus vraiment attention à ce qu'il voyait. Il n'avait plus l'impression de contrôler son corps. "Il est à moi." Il se raccrocha à la réalité. Ça sonnait comme un ordre implacable. Mais révoltant. Elle ne pouvait pas lui enlever l'Ange. Ses doigts en appui contre le sol se crispèrent et il se mit à trembler. C'était de la colère. Des larmes lui montèrent aux yeux.
-Non... Non il est à moi !
Il criait. Il ne pouvait pas la laisser faire. C'était lui qui devait s'en charger. Sinon, ça ne marcherait pas : il ne retrouverait jamais son corps ni son identité, et il serait voué à rester dans son insupportable condition. Il devait lui prendre sa vie et se la réapproprier. Personne d'autre. L'Ange ne pouvait pas mourir si ce n'était de sa main. Il ne savait pas encore comment il s'y prendrait, c'était là tout le problème. Jude n'avait jamais tué. Il ne savait pas ce que ça faisait. Il imaginait une mort brutale, à l'image de celle que ce scélérat lui avait réservée. Le genre de meurtre où il le regarderait bien dans les yeux en enfonçant un couteau dans son abdomen, avant de faire pivoter la lame et de la replanter plusieurs fois dans sa chair. Il voulait le voir mourir en souriant, que sa dernière expression fusse la stupéfaction, alors qu'il verrait son ancienne victime se réapproprier son identité, sous ses yeux ébahis. Et là, Neah ne serait plus rien.
-Il n'y a que moi qui puisse le tuer !
Il vociférait. "Tu ne m'arracheras pas mon rêve." Elle était plus puissante que lui. Si elle le voulait, elle pouvait reprendre le contrôle du corps contre son gré, mais elle préféra l'observer. C'était dangereux, mais peut-être qu'en le faisant souffrir ici, il se rétracterait et entrerait en dormance. "Il n'a tué personne. Tu n'es pas mort. Tu n'existes pas." Elles ne voulaient pas de cette personnalité. Kitoe voulait Neah pour elle toute seule. Contrairement à Jude, elle voulait le faire souffrir et le tuer à petits feux. Elle profita de la panique de l’alter pour le sonder plus en profondeur.
Ses inspirations s'amplifiaient, tandis que son cœur s'emballait de plus belle. Ses pensées devenaient ingérables. Il manquait d'air. Les larmes finirent par couler sur ses joues. L'oxygène qui passait dans ses poumons ne le calmait pas, au contraire : tout allait crescendo, une chose entrainant l'autre dans un cercle infernal.
-Kitoe ! Appela-t-il entre deux inspirations bruyantes.
Il ne l'entendait plus. Il avait trop chaud. Il suffoquait. Ses pleurs d'intensifiaient. Bientôt, il se laissa basculer sur le côté. Le contact sur sol glacé contre sa joue lui fit du bien, alors il y plaqua aussi ses mains et ses bras.
-Kitoe...
Et si elle avait raison et qu’il n’existait pas ? Il était perdu. Il la détestait pour ce qu'elle venait de lui dire et de lui imposer, mais il avait besoin de son aide. Que devait-il faire ici ? Il voulait rentrer chez lui, dans son monde, afin de réfléchir. Il n'avait pas la force d'être dans ce corps, lourd et vivant. Il essayait de tout son être de reculer, de perdre son ancrage à la réalité pour doucement retourner dans son nid. Mais il n'y arrivait pas, et cela l'angoissait encore plus. Il était coincé. Cette constatation amena sa crise à son paroxysme. Jude gémit, cria, sanglota. Puis, quand cela devînt trop insupportable, il perdit conscience.
Tout se passe dans sa tête. Exceptionnellement, j'ai mis Ellie d'une autre couleur pour qu'on comprenne /sbaf/
"Je ne l'aime pas." Kitoe était honteuse et en colère. Elle avait envie de pleurer. Cet idiot était là à cause d'elle et il voulait tout gâcher. Ces derniers jours, il était parvenu à détruire son moral, à polluer ses pensées et à la rendre exécrable. Ses journées l'épuisaient davantage, elle dormait peu, devenait très souvent triste sans raison, son travail à la boutique était catastrophique, et son obsession pour Neah s'était accentuée. Pour ce dernier, c'en était devenu tellement maladif qu'elle n'avait pas résisté à lui envoyer un troisième colis : un gros gâteau au chocolat, accompagné du mot habituel signé par "Votre plus grande fan" et un coeur. Elle avait dû s'y reprendre à deux fois pour rédiger sa petite lettre : la première, elle avait écrit un incontrôlable "JE VAIS TE TUER" en capitales archaïques et baveuses d'encre ; la deuxième, sa calligraphie avait été hideuse. Avant l'arrivée de Jude, Kitoe investissait déjà beaucoup d'énergie à fantasmer sur le sort qu'elle réserverait à l'Ange. Mais là, ça la pourrissait. Elle ne ressentait pas les co-consciences de Jude, mais elle entendait ses songes, ces phrases qui se répétaient en boucle, les insultes, des sentiments de haine profonde. Ça lui donnait envie de craquer, de hurler, de s'arracher les cheveux. La Démone avait envisagé le suicide, alors que cela ne lui était plus arrivé depuis des années. Sans parler des amnésies, dues à ses soudaines prises de possession, durant lesquelles le nouveau faisait de sa vie un enfer. Kitoe n'arrivait pas souvent à le surveiller et lui, il bousillait son image. Car oui, malgré la demande d'Ellie, il maintenait l’apparence de la jeune femme lors de ses agissements.
"Moi non-plus." Répondit Ellie. Il foutait un bordel monstre. Elles ne connaissaient pas grand-chose de lui, mais elles s'en inquiétaient déjà. Sa venue suffisait à épuiser toute leur énergie. S'il ne faisait pas s'écrouler le corps de fatigue, alors l'une d'entre elles partait directement se coucher après sa venue. A cause de cela, Lia ne sortait plus, alors qu'en temps normal elle apparaissait tous les jours ; Kitoe était encore plus seule et instable que d'habitude. Résultat : c'était Ellie qui se chargeait de remettre un peu d'ordre dans leur vie. Un calvaire. L'aînée n'avait jamais passé autant de temps dehors depuis sa naissance et ça ne lui plaisait pas. Un peu plus et ce Jude allait la faire devenir l'hôte. C'était hors de question. S'occuper tes tâches du quotidien lui donnait envie de mourir rien que d'y penser.
En bref, Jude était un problème. Elles lui avaient accordé du temps pour s'en rendre compte. Ellie avait eu espoir que son état se stabiliserait, mais c'était tout le contraire : l'homme était de plus en plus invivable. Elles ne lui avaient trouvé aucune qualité jusqu’ici, et ce n’était pas faut d’avoir cherché.
"Je le déteste en fait." Corrigea Kitoe. Ellie savait. En revanche, ce qu'elle ne savait pas, c'était la guerre que Kitoe avait déclaré avec lui. Pour se débarrasser de lui. Supprimer une personnalité était impossible, c'était pourquoi elle le martyrisait psychologiquement afin de le reclure dans son monde.
"Nous devons trouver le meilleur moyen de cohabiter. Instaurer des règles." Soit exactement ce que Kitoe ne faisait pas. Non, elle refusait de vivre avec ce taré. Pourquoi Ellie s'obstinait-elle ? Elle voyait bien que ça ne marchait pas. "Tu as tenté de lui parler à nouveau ?" ... "Il refuse de parler" Mentit-elle. "Force-le. Il ne doit pas s'isoler de nous ou il va nous faire perdre le contrôle. Il t'impacte, il influence tes choix et tes humeurs. Il ne doit pas devenir plus amer qu'il ne l'est déjà." "Ça fait des jours que j'essaie !" Ellie l'énervait à lui parler comme si elle était sa mère. Le pire, c'était que ça faisait aussi chier l'autre. "Moi aussi j'essaie, figure-toi !" Renchérit Ellie en haussant le ton. "Mais putain, Kitoe, mets-toi à sa place : si j'ai bien compris, il a hérité de tout ce que tu ne veux pas. Il porte le poids de ce qu'est l'Ange que tu déteste le plus au monde, il est déprimé et anxieux au possible. Et il est mort. Il n'est même pas humanoïde et..." "Il n'est pas mort." Coupa Kitoe. "On ne peut pas mourir." Si elle avait eu le corps, Ellie aurait ri pour décompresser et éviter de la gifler. "Bordel de merde, mais tu y crois encore à ça ? ON PEUT MOURIR KITOE ! Pourquoi crois-tu que j'existe ? Et Kraa ? Et Lia ? Nous sommes toutes là pour que tu puisses supporter ton rapport à la mort." Et les deux premières étaient des protectrices qui intervenaient justement pour empêcher que leur hôte ou Lia ne les fasse tuer. "Notre trouble est un moyen de survie." Kitoe resta silencieuse, blessée. Sa propre mort n'était pas un domaine qu'elle gérait dans le système, alors cela lui était difficile à assimiler, pour ne pas dire inconcevable. Ça lui donnait encore plus envie de pleurer.
Ellie fit fi de ses états d’âme et reprit. "Lui-même n'a pas envie d'être là. Si c'était aussi simple que ça, on aurait tous claqué des doigts pour effacer son existence. Mais est-ce qu'on le peut ? Non. Alors qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce qu'on essaie de s'auto-détruire en espérant y survivre ? Ou est-ce qu'on s'adapte et on essaie de cohabiter ?" Silence. "Je ne veux pas crever à cause de tes conneries, Kitoe, et je ne pense pas que ça soit le cas de Lia et de Kraa non-plus. Comporte-toi comme une adulte. J'ai l'impression de parler à Lia, ça m'énerve. Maintenant, tu vas lui parler et essayer de t'arranger avec lui. Le plus vite ça sera fait, le plus vite on pourra retrouver un semblant de vie normale." Sinon, elle demanderait à Toki de s'en charger lorsque Jude serait là. Ce n'était pas l'idéal, mais elle ne voyait pas d'autre moyen de lui faire passer le message. Elle-même avait essayé, mais elle se heurtait à un mur à chaque fois. Mentalement, il était hors de sa portée. "Il ne voudra pas m'écouter. Il s'isole exprès." "Je m'en fous. Insiste, reprends-le sur le fait comme la première fois, faites un pacte, j'en sais rien. Mais tu le fais."
... Un pacte ? De quel genre ? Promets-moi d'être gentil quand tu as le corps et en échange, je ne te ferai à entrer en dormance ? Il n'accepterait jamais. Kitoe préférait largement lui faire la guerre.
"Tu n'existes pas." C'était un coup de poing dans son estomac, une corde serrée autour de son cou, une flèche en plein cœur. C'était également une phrase parmi tant d'autres. Cela faisait des jours. Il n'avait pas compté. Elle lui avait déblatéré tellement d'horreurs qu’il lui était dur de déterminer laquelle était la pire. "Même lui vaut mieux que toi. Tu n'es rien." Le pensait-elle vraiment ? Oui, il y croyait. Elle l’avait tant répété qu’à présent, il buvait chacun de ses mots comme une éponge. Et ses mots étaient des aiguilles qui le transperçaient de l'intérieur. Ça faisait mal. Le tout résonnait dans son monde et le faisait trembler. Il avait peur. Peur qu'avec une telle influence sur celui-ci, elle finisse par y avoir accès complètement. Elle n’avait rien à faire là pourtant. "Tu n'es qu'un incapable. Un parasite. Dégage. Personne ne veut de toi. Tu es l'ennemi. Tu es la pire chose qui nous soit arrivée. Pourriture. Déchet. Fumier. Meurs. Disparais." Il était déjà mort. Qu'elle insinue qu'il ne l'était pas, et il savait qu'elle le faisait exprès, c'était remettre en question sa propre conception de lui-même, sa légitimité et son essence. Elle n'avait aucun respect pour ce qu'il était et elle cherchait à le blesser sans se soucier de se faire du mal à elle-même. Kitoe était vraiment déterminée à se débarrasser de lui. "Personne n'a besoin de toi. Personne ne te pleurera. Tu ne sers à rien. Tu es insignifiant. Crève. Crève. Crève."
-LA FERME !
Contrairement à ce qu'il avait espéré, son hurlement n'avait pas tu sa voix. Celui-ci se perdit dans sa forêt, résonna dans son univers. Les oiseaux auraient dû prendre leur envol pour fuir, mais ici, il n’y en avait pas. Son monde était vide. Il n'y avait que lui, les arbres et la brume. La ritournelle, quant à elle, continuait, inlassable. La voix de la jeune femme, devenue insupportable, le polluait. Ça le rendait dingue.
-ARRÊTE ! TAIS TOI !
Il était entré dans une rage folle. Il s'arrachait les cordes vocales. Elle restait sourde. Il eut envie de la tuer elle aussi. Lui découper le visage, lui sectionner la langue et broyer ses cordes vocales pour qu'elle cesse. Imaginer la scène lui procurait un plaisir fou. Mais ce qui le rendait encore plus fou, c'était qu'il ne pouvait pas. Comme des tentacules noirâtres, la haine qu'il renfermait dans le coeur même de son existence se répandit dans sa tête, puis son âme entière. Elle infesta ses pensées tristes, sa peur du système dans lequel il était enfermé. Elle les étouffa. Il en ressentit à la fois de l’inquiétude et une profonde satisfaction. Le soulagement fut toutefois plus immense, si bien qu’il se mit à rire. Autour de lui, les insultes continuaient de fuser, mais il ne les écoutait plus. Elle ne se tairait jamais, de toute façon. Il avait compris.
-Kitoe...
C'était la première fois que ça lui arrivait, mais il avait l'impression de parler à une mère. Il ne la considérait pas comme telle pourtant. Elle, encore moins. Il n'était pas son fils.
-Je te hais.
Le dire fut plus libérateur qu'il ne l'avait pensé. Oui, lui aussi pouvait la haïr et lui rendre la vie impossible. Lui aussi voulait exister. Il avait le droit, même s'il était mort. Juste pour faire taire sa voix. Juste pour la faire chier. Pour redevenir lui-même. Il était légitime, autant qu'elle. Kitoe pourrait affirmer le contraire autant de fois qu'elle le souhaiterait, elle aurait tort. La Démone n'était pas l'Originale, même si elle ne le savait pas. Lui oui, pour une raison qui lui échappait. C'était dans ses tripes.
Jude venait de prendre une décision importante. À partir de maintenant, il les emmerderait toutes. Tous. Ça serait difficile, mais ça aurait au moins le mérite de le divertir. Si elle ne lui donnait pas le droit d'accéder à son objectif ultime, celui qui faisait de lui ce qu'il était, alors il allait s'en saisir de force, le lui arracher des mains. Il la surpasserait juste pour ça, quitte à la faire taire sur la durée. Cette salope ne méritait pas ses états d'âme. Elle était gênante. S’il le souhaitait, il pourrait la détruire comme elle cherchait à la faire présentement.
Pour la première fois, Jude décida de sortir de son plein gré. Sans un regard en arrière, il quitta son monde et remonta les profondeurs de leur être, où il s'insinua près de Kitoe. Il était serpent : discret, souple, silencieux. Il s'approcha de la conscience, puis progressivement du contrôle. En même temps, elle reculait. Cela ne dura que deux secondes. Trop lent. Ses fortes intentions attirèrent l’attention de Kitoe. Plus puissante, elle le repoussa. Il retenta, mais se fit aussitôt éjecter. Elle était devenue trop vigilante. Ce ne serait pas pour aujourd'hui. Jude se replia sans demander son reste. Il était un homme en colère, mais patient.
Il ouvrit les yeux. Son cœur battait à tout rompre, son souffle était court. Il tremblait un peu. Mais c'était différent des autres fois. Ce n'était pas par peur ou par faiblesse. Il s'agissait davantage d'un frémissement, d'une forme d'exaltation. Cette fois-ci, il ne s'était pas effondré. La gifle avait été moins violente. Un sourire tordit ses traits. Il avait réussi. Il avait fini par décider qu'il existait et avait réussi à rendre cela concret. Mort, peut-être, mais il était. C'était assez étrange. Les sensations physiques n'étaient plus aussi désagréables ou douloureuses qu'avant. Il était plus en accord avec le réel. Il y était ancré. Ce n'était plus cette espèce de panique incontrôlable, qui ressemblait à s'y méprendre à un cauchemar.
Jude baissa les yeux vers le corps qu'il habitait. Ce n'était pas le sien, évidemment. Il n'avait jamais pris le temps de l'observer, alors il était assez impressionné. Il était vêtu d'une robe noire et blanche qui faisait ressortir la pâleur relative de ses mains et de ses jambes. Dans la chambre, il se plaça face à un miroir. Ses longs cheveux bruns et lisses encadraient impeccablement son visage de jeune femme douce et mignonne. S'il devinait bien sa silhouette à travers ses vêtements, le reste de son corps n'était pas particulièrement remarquable. Il était fin, et avait juste assez de formes, mais trop. Une petite poitrine, un bassin un peu plus large. Voilà. Pas vraiment son type de femme. Si tant est qu’il en eût un. Jude n'était pas du genre détraqué sexuel. L’importance de ses attributs ne l'intéressaient pas. Il était juste... curieux. Ses mains vinrent saisir ses seins, juste pour voir. Cela lui fit bizarre, alors il arrêta, détourna les yeux un instant, puis se reconcentra sur son image…
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Neah. Sa propre réflexion le fit sourire. Il s'était déshabillé totalement pour pouvoir s'admirer en entier. Cette robe avait été foutrement compliquée à retirer, les boutons qui la refermaient se trouvant dans son dos. Il s'était contorsionné pendant cinq bonnes minutes avant d'y parvenir... Après quoi il avait découvert qu'elle portait en fait plusieurs couches de tissu. Quel enfer c'était d'être une femme ! Evidemment, il n'avait pas changé d'apparence avant, sous peine de se retrouver coincé dans la tenue. Et il ne maitrisait pas encore suffisamment la transformation pour s'éloigner de cette forme initiale ou de l'autre qu'il connaissait mieux : sa propre apparence masculine.
Jude se mordit la lèvre inférieure. Qu'est-ce qu'il était beau. On pouvait dire n'importe quoi de sa petite taille, son corps était à la hauteur de toutes les espérances. L'homme passa une main dans ses cheveux roux. Se revoir sous cette apparence le rendait un brin euphorique. Il ne s'en était pas rendu compte, mais il s'était manqué. Il ne manquait plus que des tenues appropriées et ensuite, il serait tellement séduisant qu’il serait prêt à devenir homosexuel, juste pour avoir un rencard avec lui-même. Cette réflexion le fit éclater de rire.
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-Je veux le même en blanc, un autre en rouge, et en noir. Avec des broderies dorées. Sur les trois.
Les manteaux et les redingotes était une chose avec laquelle on ne plaisantait pas. Tout comme les gilets. C'était pourquoi il en avait commandé plusieurs, du sur mesure. Pour pouvoir varier et parce qu'il aimait ça. Jude se décala sur le côté pour continuer ses achats. Faire les emplettes ne faisait pas partie de ses grandes passions ; il aimait juste être présentable. L'image que l'on renvoyait aux autres était une notion très importante. C'était un principe qu'il avait en commun avec les deux personnalités les plus importantes du système. Et selon lui, ça en disait long sur sa propre importance.
-Vous avez la même en noire ?
Il pointait au vendeur une chemise crème et assez près du corps. Son interlocuteur le suivait comme pour s'assurer qu'il ne lui déroberait rien. Il était très bien habillé, mais cela tranchait avec son attitude de jeune Démon arrogant.
-On a tout, Mademoiselle.
Oui, parce qu'il avait repris une apparence féminine le temps de trouver des fringues qui n'étaient ni des robes, ni des pantalons aussi mal taillés que ceux d'Ellie. Il ne s'était fait homme que pour prendre les mensurations. Autrement, c'était trop ridicule.
-Dans ce cas vous m'en mettrez... Cinq.
Il aimait beaucoup les chemises noires.
-Et de ceux-là aussi.
Et il aimait beaucoup les pantalons noirs qui allaient avec ses chemises noires. Après s’être intéressé aux chaussures, Jude fit le tour de l'échoppe afin de s'assurer qu'il n'avait rien oublié. Il vînt ensuite au comptoir pour payer. Il déposa la bourse qu'il tenait depuis tout à l'heure et le vendeur se chargea d'en vérifier le contenu : une somme exorbitante. Pour une fois qu'un client ne négociait pas sur ses prix déjà scandaleux – il se faisait une marge monstre grâce à ces affaires – le commerçant le remercia chaleureusement.
-Pas la peine de compter, gardez le reste.
Il lui avait donné trop. Beaucoup trop. C'était intentionnel. Il avait dépouillé l'arbuste aux fruits d’or que Kitoe entretenait précieusement, puis avait vidé une partie de la caisse de la boutique. En somme, ils étaient pauvres maintenant. En sortant de l'échoppe les bras chargés de tous ses achats, Jude ricana. Il se demandait dans quel état il retrouverait leur maison à chaque fois qu'il serait de sortie. Il espérait que ça se verrait – qu'il essayait de la rendre folle. La guerre serait rude, mais il ne cèderait pas. Il mettrait le temps, les formes, les efforts et la patience nécessaire pour assoir son autorité. Il voulait Kitoe à ses pieds. Qu'elle rampe, qu'elle pleure, qu'elle le supplie d'arrêter de foutre sa vie en l'air. Il n'arrêterait pas. Lorsqu'il l'aurait fait taire, il s'occuperait des autres personnalités. Il les écraserait une à une. Il n'arrêterait jamais tant qu'il ne serait pas en pleine possession du corps.
