La vision du sorcier était encore trouble, depuis cette expérience avec la bague. Il essayait de méditer, sans succès. Tout était beaucoup trop vif. Habituellement, ses pensées pouvaient être comparées à des nuages, se nouant et s’associant pour former un ensemble vague mais cohérent. Depuis cet incident, il avait l’impression qu’un imbécile s’amusait à souffler sur ses nuages comme le Grand Méchant Loup sur les maisons des petits cochons. Cette métaphore était peut-être tirée par les cheveux, mais cela illustrait bien le chaos de son cerveau.

« Vous avez besoin d’aide ? » – « Oui. » Ce n’était pas la réponse que la chamane espérait. « Je dois élaborer une potion mais, dans mon état, je ne sais pas si je pourrais chercher les ingrédients moi-même. » Il prit une pause, vérifiant qu’Ihuicatl l’ait compris. « J’aurais besoin de résine de cèdre pleureur, de bave de bleubuse, de bulbes de boratton, de rosée du matin récoltée dans un marais, et d’essence de roche. Et d’un chaudron, bien sûr. La plupart des ingrédients doivent être quelque part dans mes placards à Lagherta. Sauf le cèdre et l’essence de spectre. » Ihuicatl haussa un sourcil. « Essence de roche ? » – « C’est juste une poudre qui peut parfois former des espèces de galets une fois mise en contact avec de l’eau. Vous devriez pouvoir en acheter auprès d’un commerçant spécialisé à Amestris. » – « Soit. C’est tout ? » – « Non. Demandez bien au marchand de verser l’essence dans du venin d'acromentule. S’il refuse, c’est un escroc. S’il accepte, les deux liquides doivent être strictement insolubles, sans qu’aucun des deux ne se trouble. Si ça n’est pas le cas, c’est aussi un escroc. » Ihuicatl acquiesça. C’était toujours intéressant, de voir à quel point la malhonnêteté des sorciers les poussaient à être prudents même dans leurs achats du quotidien. « C’est noté. Il y a des cèdres pleureurs sur l’île. Je demanderai une personne compétente de me ramener leur résine. » – « Je vous remercie. »

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Aria marchait tranquillement avec son panier. La vie était nettement plus paisible, maintenant qu’elle avait effectué la tâche que Margaux avait demandé d’elle. Tuer sa fille ou, tout du moins, essayer. L’Hozro n’était pas sotte, et lui avait expliqué qu’Ethel survivrait probablement au premier assaut. Il s’agissait surtout d’incapaciter suffisament la démone pour qu’elle n’ait plus accès au mécanisme dont elle commençait à prendre le contrôle. Et si par malheur, elle s’approcheait à nouveau de l’objet, et bien… Aria préférait ne pas songer à cette option, car elle se savait incapable de battre Ethel – même avec l’effet de surprise comme cette fois-ci –. La violence, elle n’était pas contre mais ça n’était pas sa tasse de thé.

« Tu penses à quoi ? » On lui avait demandé de récolter de la résine de cèdre pleureur, sans lui laisser le temps de répondre. Le problème, c’est qu’elle n’avait aucune idée de comment reconnaître un cèdre pleureur. L’herbologie lui était familière mais… eh bien, ce n’était pas sa science de prédilection. « Est-ce que c’en est un ? » Margaux haussa les épaules. « Il me semble, oui. » – « Je ne sais même pas combien je dois en récolter… » – « J’ai observé Ihuicatl après qu’elle soit venue te voir. C’est pour une potion. Donc il ne t’en faudra pas énormément. » La chamane commença quelques étirements. Elle ne risquait pas de se claquer un muscle, mais aimait les rituels de préparation.

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Siruu se souvenait de tête du processus de création de cette potion. C’était une bénédiction, puisqu’étant donné l’état de ses yeux, il ne pouvait probablement pas lire à l’heure actuelle. Ihuicatl et un autre chaman nommé Cthuali avaient essayé de soigner sa vue, mais lui expliquaient que le problème n’était pas biologique : il s’agissait simplement d’une des conséquences de la bague, et elles s’estomperaient avec le temps, si tout se passait bien. Et ce « si tout se passait bien », c’était justement le cœur du problème. L’incertitude n’aidait pas le mage noir à méditer. Il n’était pas encore prêt à se reconvertir en vieux sage myope : pas avant quelques années.

« C’est prêt. Merci pour votre aide. » Ihuicalt l’observait d’un coin de la pièce, silencieuse. « Pendant combien de temps est-ce que cette potion vous fera méditer ? » – « Cinq jours, tout au plus. J’ai essayé de m’imprégner un maximum de ces pierres de savoir. Peut-être que je reviendrai avec une révélation, et mon sens de la vision. » La chamane sourit. « Je vous le souhaite. »

741 mots.

Ihuicatl semblait observer calmement le sorcier endormi. Un autre chaman l’accompagnait, silencieux. « Il n’a pas mangé ? » – « Non. Il se réveillera lorsqu’il aura trouvé sa réponse. Sa méditation passe avant tout. » – « C’est très impressionnant. Je ne m’attendais pas à ce qu’il puisse durer plus de trois mois. » – « Il faut avoir confiance en Raanu. Ah, et… il me semble que Rogmyar a besoin d’aide. Tu peux aller lui donner un coup de main ? » – « Bien sûr. A plus tard. » Les deux chamans s’échangèrent un sourire cordial en guise de salutations. Quand Ihuicatl fût enfin seule, on l’entendit soupirer. Elle espérait qu’il se réveillerait vite, car elle avait épuisé toutes ses idées de baratinage. Il y a une limites au nombre de « les voies de Raanu sont impénétrable » et de « cette errance est nécessaire pour atteindre l’illumination » utilisables, avant que les soupçons ne commencent à s’éveiller. La Vinr s’approcha du moine endormi, décortiquant ses traits pour y détecter le moindre signe de conscience, en vain. Ce type était fixe comme une statue, et seule sa faible respiration pouvait trahir ce déguisement. Alors, elle le gifla à deux reprises. Cela ne sembla pas avoir d’autre effet que de faire résonner le son à travers la pièce. « Il y a un problème ? » C’était la voix de l’autre chaman, depuis les escaliers. Heureusement, il n’avait rien pu voir. « Non, non, j’applaudissais juste pour me réchauffer les mains. » Elle n’aimait pas mentir.

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Armée d’un livre qui ne lui appartenait pas, Ihuicatl tournait en rond autour du moine endormi. Elle avait l’impression d’avoir tout essayé. Lui pincer la joue. Lui tirer les cheveux. Lire son journal à voix haute. Elle avait même cherché à faire fabriquer un soi-disant antidote à la potion, sans que la mixture ne semble avoir aucun effet. Cela faisait cinq mois et le sorcier restait là, impassible. Il avait quelques contusions et il était impossible de ne pas remarquer l’ecchymose qui entourait son œil droit. Sa mâchoire même semblait légèrement changée. Bien qu’elle ait employé quelques méthodes de torture en dernier recours, aucun de ces changements n’étaient de son fait. Ces blessures semblaient être apparues dans la nuit, alors que personne n’était entré ici depuis.

Est-ce que l’artefact avait interagi avec le philtre ? Elle n’en était pas certaine, mais il restait une hypothèse à éliminer avant cela : les ingrédients. Elle se sentait bête de ne pas avoir vérifié ceux-ci plus tôt. Chacun avait été testé à posteriori, à l’exception de la résine. C’est pour cette raison qu’Aria était ici, avec sa supérieure. « Désolée mais je ne vois pas en quoi ça a un rapport avec moi. » – « La résine que je t’ai demandé il y a quelques mois. Est-ce que tu l’as récoltée dans les arbres de la clairière sèche ? Réponds juste par oui ou par non. » La cadette se retint de hausser les épaules. « Je n’en ai aucune idée. Enfin oui, sûrement. » Ihuicatl n’eut pas besoin de vérifier à nouveau dans l’écriture griffonée du grimoire : la variété dont ils s’étaient servis pour la potion était endémique à Awaku No Hi, et il ne pouvait pas exister d’indications sur la potion que le sorcier avait ingérée.

« Tu as prévenu les autres ? » – « Non. » – « S’ils le voient avec un cocard et des os recalibrés, ils risquent de suspecter quelque chose. » Ihuicatl se retint de clâmer son innocence. Elle ne connaissait pas l’identité de l’agresseur mais, pour une raison ou une autre, elle le comprenait. « On pourrait le couvrir avec un drap. » – « Il ne pourrait pas s’étouffer ? » Aria prit un certain temps pour réflechir. « On pourrait faire des trous pour qu’il respire. » Elle comptait passer les prochaines semaines à pousser graduellement le sorcier hors de son sommeil.

630 mots.

Il avait acheté un livre sur les Akésarlha. C’était étrange que des magiciens vendent des manuels de traduction d’un langage oublié mais… eh bien, ce commerçant proposait une gamme étendue de produits. Connaissait-il la valeur du bouquin que le mage noir lui tendait ? Probablement pas, mais il savait son prix. « Cinquante pièces d’or. » Siruu jeta nonchalamment la monnaie sur le comptoir comme s’il s’agissait d’argent de poche, quand bien même il n’aurait pas eu les moyens en temps normal. Concentré sur son objectif, il en oubliait le chemin. Tout du moins, jusqu’à ce qu’une question le perturbe. « Avez-vous la carte du magasin ? » Le journaliste était sorti de son état quasi-méditatif. « De ? » – « La carte du magasin. » – « C’est-à-dire ? Non. » Le commerçant glissa ses mains fripées dans un tiroir pour y récupérer un vieux velin. « Comment comptez-vous sortir ? » – « Par où je suis entré ? » Il se mit à rire. « C’est impossible. L’entrée n’existe plus. Il vous faut la carte du magasin, ou vous vous perdrez ici pour l’éternité. La carte du magasin est le seul moyen de se repérer, ici. » Il prit une pause, tendant l’objet à Siruu. « La carte est la seule protection contre l’éternelle damnation. » Le problème, c’est qu’elle était aussi à moitié illisible : l’encre semblait serpenter sans jamais prendre de forme fixe. « ...très bien, mais je ne vois pas la sortie sur ça. » Le commerçant se leva de son siège, l’air formel. « C’est parce que vous devez activer la carte sur notre site de pouvoir. Sa lumière éclairera les inscriptions et engorgera le velin de magie. Là, et seulement là, vous serez libres de partir. » – « Et où est votre site de… pouvoir ? » Le vieil homme moustachu haussa les épaules. « C’est l’heure de ma pause. » Et, une brise traversant le bâtiment chimérique, il disparut.

C’était une bien étrange boutique que Siruu visitait. Il était entré ici il y a une heure… ou peut-être plusieurs semaines ? Sa perception du temps était altérée, en ce monde. Il avait vu d’autres endroits avant celui-ci, mais la chronologie n’était pas claire. Il y avait eu une forêt, les archives d’une bibliothèque, une mine et, étrangement, une rue d’Amestris. Mais où était-il avant tout cela ? Le sorcier n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait avant d’être plongé dans ce rêve – car oui, il en était conscient –. Il n’était pas assez stupide pour ne pas se rendre compte que la matière dont était faite le monde qu’il visitait était différente de la réalité. Toutefois, il n’avait visiblement pas les ressources pour accéder à la partie de sa mémoire qui expliquait pourquoi il avait terminé ici en premier lieu. C’est comme s’il était bloqué par une force extérieure dans ces zones liminales qui lui inspiraient un vague sentiment, entre la déstabilisation et l’agacement. Si les lois de ce rêve – s’il s’agissait bien du domaine dans lequel il se trouvait – étaient vraies, alors il devait trouver ce fameux site pour activer la carte du magasin. Il avait tout le temps du monde, et n’était pas trop inquiet quant à l’issue de cette histoire. Aucun monstre n’allait venir le dévorer ici.

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Ihuicatl était en train de le mordre, curieuse de voir si cela suffirait à réveiller le moine endormi. Elle avait déjà joué avec les limites du cannibalisme bon-enfant en son temps, plus par curiosité que par nécessité. Son Hozro était un ancien vampire, mort peu après que ses crocs soient devenus émoussés et lisses. Un sorcier en colère avait utilisé la valse destructrice sur sa mâchoire. Avant d’inéluctablement passer dans l’autre monde, le suceur de sang avait subsisté quelques mois grâce aux vertus de l’anthropophagie. A force de fusionner avec lui, celle qui l’avait pris comme esprit compagnon avait de temps à autre nourri ce vice. Toutefois, elle n’avait jamais essayé de manger une personne vivante et, bien que son activité cardiaque minable laisse penser le contraire, Siruu n’avait pas encore rejoint l’outre-tombe. La seule différence entre lui et un cadavre qui se serait mommifié assis en position du lotus était sa peau, encore trop élastique pour être simple à déchirer. Ihuicatl n’allait pas s’amuser à découper le sorcier – ce serait de mauvais goût –. En vérité, elle ne voulait pas vraiment le manger, et était juste en colère qu’il ne se soit toujours pas éveillé. C’était frustrant, pour quelqu’un habitué à pouvoir échanger avec quiconque, mort comme vivant. A ce stade, le moine n’était plus qu’un objet, une poupée de chiffon taille humaine qu’elle pouvait secouer comme elle le voulait sans avoir peur qu’un vrai être humain ne se sente agressé.

784 mots.

La chamane se releva pour observer son œuvre : pas de sang, mais des marques nombreuses… et un sorcier toujours inconscient. Elle était usée de ses efforts, aussi vains soient-ils. Son regard se posa sur la petite table qu’elle avait installé à côté. Heureusement, il existait une potion contre la fatigue efficace, et qui n’avait aucun risque de la transformer en momie vivante : le café. Ce n’était pas une ressource si facilement accessible, mais Ihuicatl avait fini par trouver un charme à ce breuvage amer. Son goût était facilement identifiable, mais il possédait un profil de saveurs relativement varié pour un habitué. Elle versa le liquide du cezve jusqu’à sa tasse. La chaleur que la boisson induisait était si intense qu’elle semblait percer à travers la céramique. A moins de vouloir se brûler la gorge, elle ne pourrait pas boire immédiatement et était forcée d’attendre. Sauf que l’attente mène à l’ennui, que l’ennui mène à la créativité et que la créativité mène à des idées. Est-ce que verser le café brûlant sur le sorcier le réveillerait ?

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Siruu s’approchait de la sortie, paisible. Il avait pu activer sa carte, mais se doutait que quitter cet endroit ne ferait que le transporter à un nouveau lieu étrange. Il ne s’inquiétait pas d’être coincé ici pour l’éternité, mais son esprit commençait à être las de ce monde. Comment retourner à la réalité ? Il n’en savait rien. Habituellement, lorsqu’il était lucide durant ses rêves, il pouvait s’éveiller simplement en restant concentré sur des éléments  concrets et des problématiques qu’il devait gérer. Cependant, cela ne semblait pas suffire cette fois-ci. Alors, il continuait à effectuer le travail de traduction, méthodique. C’était la seule chose de productive qu’il puisse faire, dans cet univers chimérique remarquablement peu stimulant.

Ses sens étaient engourdis, ici. La lumière n’était jamais trop intense, les sons jamais trop puissants, et les odeurs… tiens, c’était étrange. Jusqu’ici, l’air qu’il humait semblait jouer la même note de neutralité. Ni humide ni sec, ni lourd ni léger, ni aigu ni grave, ni aérien ni maritime. Pourtant, il était maintenant imprégné de quelque chose de discernable et spohistiqué. C’était solaire, à la fois amer et acide, et cela lui rappelait l’odeur du bois brûlé, de certains champignons et de la terre. C’était familier, mais son cerveau encore embrumé peinait à attribuer cet odeur à quelque chose du monde réel. Frustré de ne pas reconnaître l’origine de cette senteur, il se concentra dessus quitte à en oublier le reste, sans réaliser que cela avait pour conséquence d’effilocher la toile de son rêve.

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Le retour à la réalité ne fût pas brutal. Cela faisait bien quatre heures qu’il était là, allongé devant Ihuicatl, à osciller entre la lucidité et l’ivresse méditative dans laquelle il s’était induit. Ses muscles avaient fondu. Ses yeux ne toléraient pas la moindre source de lumière. Quant à son cerveau… il était visiblement impacté. « Le journal… » Elle avait apporté de la presse écrite provenant de l’extérieur, pour qu’il puisse se mettre au fait de l’actualité dès son réveil. « Tu l’as déjà lu, celui-là. » Siruu ignorait entièrement la chamane, trop préoccupé par la gazette qu’il lisait à l’envers depuis une demi-heure.

Elle avait attendu tout ce temps, pour se retrouver avec un mage noir en gelée ? C’était inacceptable. Par frustration plus que par désespoir, elle frappa le moine somnolent, comme elle l’avait si souvent fait durant ces derniers mois. L’impact retentit. « Ihuicatl ! » Siruu semblait avoir repris ses esprits, au moins temporairement. « C’était mérité. Tu t’étais enfin réveillé, mais tu agis comme un enfant depuis des heures. » Il essayait de la regarder, empêchant ses paupières de s’écrouler sur elles-mêmes.

« De quoi tu parles ? On est quel jour ? » – « On a changé d’ère. » – « Pardon ? » – « On a changé d’ère. Arrête de te comporter comme un grand-père sénile. » Grand-père ? Il ne l’était pas. Toutefois, ce mot suffit à rappeler quelque chose au sorcier. Il ne sût pas par quel miracle, mais une pensée réussit à traverser son cerveau spongieux, déclenchant au passage des signaux électro-chimiques qui culminèrent par une seule phrase : « Il faut que je prenne une potion de jouvence ». Il  n’avait jamais passé de longue période sans en ingérer, mais se douter que son vieillessement avait dû le rattraper, bien que son apparence factice laisse supposer le contraire. Il était un senior mourrant, sous les traits d’un homme dans la fleur de l’âge.

745 mots.