« A’Hawé ! Il est temps d’aller dormir. Brosse-toi les dents et au lit ! Je viendrais te faire un bisou lorsque tu seras dans ta couche.
— Oui, Tante Koko ! »
Tu te diriges vers le fond de la hutte - là où tu entreposes tes affaires avec soin - et saisis le petit seau sur la gauche. Tu t’étonnes de la légèreté de celui-ci et te rappelles que tu as bu l’eau qui stagnait à l’intérieur. Tu tâtes le fond du récipient de ta main, mais il est froid et sec. Pas le choix, tu sors et affronte le vent pour la dernière fois de la journée. Les nuits sont longues et rudes à cette époque de l’année. La brise s’immisce par les interstices de ton manteau de peau rapiécé. Tu frissonnes. Mais tu persévères pour aller puiser de l’eau au puits à quelques dizaines de mètres de là. Tu perçois les bribes de chaleur qui s’échappent des flammes des feux alentours. Mais tu n’y retires aucun réconfort. Tu songes à Bourgeon ; il te parait si fort, lui qui affronte la morsure de Wazikaw au milieu des bois dégarnis. Alors que toi, tu grelottes malgré les couches de vêtements que tu as empilés les uns au dessus des autres.
Tu butes finalement contre le parapet qui entoure la source. A tâtons, tu attaches ton récipient au crochet et fait descendre la corde jusqu’à ce qu’elle soit tendue. Tu remontes alors ton trophée humide et t’en repars vers la tiédeur de ton foyer. Les secousses de ta marche parcourent le liquide qui éclabousse la neige et tes gants. L’eau traverse le tissu et accentue les lacérations du gel. Tu accélères le pas. Il t’en reste cent cinquante-sept avant d’être à l’abri du vent.
De retour sous le tipi, tu t’installes au coin du brasier avant de demander de l’aide.
« Tante Koko ! Tu peux réchauffer l’eau, s’il te plait ?
— J’arrive ma puce. »
Tu n’entends pas le reproche habituel qui se cache dans la voix de certains adultes. Ta tutrice est consciente que tu n’es pas une fille ordinaire et que tu n’es pas en mesure de réaliser certaines tâches. Elle ne t’a jamais rabrouée, du moins pas à cause de ta cécité. Mais elle n’est pas laxiste pour autant et t’éduque du mieux qu’elle peut. C’est une reclue, elle-aussi, mais tu ne le sais pas encore. Personne ne comprends vraiment pourquoi elle repousse celles et ceux qui convoitent son corps ; ton peuple honore la Vie, Plume, et le refus de la transmettre est un sacrilège. Mais moi je sais ; je l’ai déjà vu pleurer son enfance volée durant son sommeil.
Tu trempes ton bâton de siwak dans l’eau tiède que t’as préparée ta marraine et frottes tes dents avec beaucoup de soin. Tu passes les poils sur chacune d’entre elles comme on te l’a appris. Parfois, tu mordilles l’extrémité de la racine qui libère un goût frais et légèrement amer. La fatigue que tu as accumulée tout au long de la journée commence à être pesante. Tu te rinces la bouche une dernière fois et te diriges vers l’espace qui te sers de chambre. Tu te déshabilles, étends tes vêtements pour qu’ils soient secs le lendemain matin, et t’ensevelis sous le monticule de fourrures qui composent ton lit. Comme promis, Tante Koko ne tarde pas à faire son apparition pour t’embrasser.
« Tu veux bien me raconter une histoire pour m’endormir ? » réclames-tu
Tu ne vois pas les traits de son visage se déformer alors qu’elle fouille ses souvenirs à la recherche d’un récit à te conter.
« Bien sûr ma puce, t’ai-je déjà parlé de la Légende de la Reine Marguerite ? »
Tu fais non de la tête avant de te mettre dans une position plus confortable pour écouter la voix apaisante de ta tutrice.
« C’est une histoire qui remonte à des temps immémoriaux que m’a raconté ma grand-mère. Cette histoire, elle la tenait elle-même de sa mère. Et ce fut le cas durant de nombreuses générations jusqu’à ce qu’elle arrive enfin à tes oreilles, ma petite A’Hawé. (Elle commence à te caresser les cheveux. Tu ne perçois pas son regard bienveillant qui t’observe). Il y a bien longtemps, dans un royaume très loin de notre île, vivait la Reine Marguerite. C’était une souveraine juste et aimante qui gouvernait son peuple selon des principes simples. Sa nation n’était pas grande - mais vivait en paix. Nulle rêve de conquête ne troublait sa droiture. Elle refusait de prendre part aux guerres et se portait toujours volontaire pour soigner les blessés qui résultaient de ces conflits - peu importe leur origine. On raconte qu’elle possédait d’incroyables pouvoirs de guérison et pouvait soigner tous les maux existant sur les Terres de Sympan. Malheureusement, sa neutralité n’était pas bien vue par les autres pays qui s’unirent pour déchaîner sur elle un affreux maléfice. »
Tante Koko - en conteuse expérimentée - marqua une pause pour raffermir la curiosité de son public.
« En une nuit, le Royaume entier disparut. La Reine Marguerite et ses sujets furent métamorphosés en vaches - des animaux ressemblant à des bisons, indiqua la fabuliste à l’attention d’A’Hawé qui n’avait jamais vu pareils créatures. Pis, la souveraine fut exilée dans un endroit mystérieux avec l’impossibilité d’en sortir. On dit, qu’à ce jour, elle résiderait toujours dans ce que l’histoire appelle ‘Les Pâturages Sacrés’, prisonnière de son corps bovin.
— Mais tu n’as pas dit que la Reine Marguerite pouvait tout soigner ? t'interroges-tu innocemment.
— Si, confirma la narratrice, mais la magie qui l’affecte est trop puissante pour être défaite. Malgré cela, ses pouvoirs de guérison continuent d’exister. Certains - qui assurent avoir bu de son lait - en vante les vertus extraordinaires.
— Et où ça se trouve ‘Les Pâturages Sacrés’ ? Tu m’y emmèneras un jour ?
— Malheureusement, je l’ignore, ma chérie. C’est une terre secrète que peu de personnes ont eu l’occasion de fouler.
— Mais elle doit se sentir seule, la Reine Marguerite, si personne ne vient jamais la voir. (Une pointe de tristesse fait vibrer ta voix d’enfant).
— Ne t’inquiètes pas mon coeur. La Reine Marguerite est entourée de certains de ses sujets. Et puis, il y a sa fille aussi.
— Sa fille ?
— Oui. La princesse Irma Melle. C’est une femme qui a l’apparence d’une vache - mais qui se déplace sur deux jambes. C’est une voyante exceptionnelle qui peut prédire le futur de n’importe qui. Elle ne vit pas avec sa mère mais elle la visite de temps à autre.
— Elle vit où Irma Melle ? Si nous allons la voir, peut-être qu’elle nous dira comment rendre visite à la Reine Marguerite ? (Ton timbre est plus affirmé, il révèle ton fervent espoir).
— Pour tout t’avouer, je ne le sais pas non plus. Mais, on raconte qu’il existe une clé permettant d’ouvrir un portail vers la demeure d’Irma Melle.
— Je trouverai cette clé quand je serai grande. Et nous irons ensemble rendre visite à la Reine Marguerite ! » annonça fièrement la gamine d’un ton déterminé.
Tu ne vois pas le sourire de ta tutrice. Pour elle, ce n’est qu’une légende mais toi - tu y crois dur comme fer.
« Si tu trouves la Reine Marguerite, je viendrais avec toi.
— Tu me le promets ?
— Oui, répondit Tante Koko sans réelle conviction. Maintenant, au lit ! Il est temps de dormir. »
Elle pose ses lèvres sur ton front. Le contact est doux et te réchauffe. Tu te sens bien auprès d’elle.
« Tante Koko ?
— Oui, A’Hawé ?
— Je t’aime. »
Et dans la douce étreinte qui suivit, la fillette rejoint le monde des Rêves.
Cette nuit, quelque part sur les Terres de Sympan, un trousseau se compléta d’une nouvelle Clé. Cette dernière, plaquée en or, attend patiemment que sa nouvelle propriétaire, une jeune fille à la chevelure cuivré, ouvre la porte qui reliera ce monde à la demeure d’Irma Melle.
