Conte pour une montagne

La chanson de la pluie

Astriid mâchonnait l’extrémité de sa plume pensivement. Les yeux rivés sur le parchemin sous ses yeux, elle toussa soudain avant de se frapper la poitrine à grands coups. Elle avait avalé un bout de plume. Les yeux brillants de larmes, elle hoqueta une dernière fois avant de poser sagement l'arme fatale sur la table. Elle souffla sur le parchemin pour faire sécher l'encre avant d'étudier une dernière fois sa production. C'était pas trop mal pour un début ! Oserait-elle jamais montrer son histoire à la blonde qui avait marqué son coeur ?

Il était une fois une fleur. Douce et délicate, la fleur était unique car elle avait ses pensées propres. Le vent dans ses pétales était son langage et la rosée du matin était sa musique.

Un jour, les abeilles, effleurant de leurs ailes translucides le velours orangé de sa robe, lui contèrent leur rencontre avec une montagne. La montagne, lui dirent-elles, était aussi belle que majestueuse. D'une blancheur pure comme le duvet des nuages, elle illuminait les cieux autant que l'astre qui brillait haut dans le ciel. Quand venait le soir, la montagne, frissonnante, demandait aux étoiles de la border d'un manteau. Sa parure était décorée d'arabesques mouvantes qui se croisaient et se recroisaient pour former une immense peinture qui représentait l'univers. Ses yeux étaient deux lacs qui scintillaient comme des diamants.

La fleur dansa sur sa tige en écoutant le récit des abeilles. Elle demanda d'une voix à peine audible. «Comme j'aimerai voir cette montagne ! Comme j'aimerai pouvoir me déplacer pour aller l'admirer !» Les abeilles rirent et s'en furent en se moquant de la pauvre fleur.

Les jours passèrent et la fleur grandit. Ses pensées étaient tournées en permanence vers la montagne légendaire. Elle avait trouvé son rêve mais comment l'exaucer ? Malgré les pluies battantes et les ouragans, malgré la brûlure du soleil et les moqueries des abeilles, la fleur persista et continua de grandir et d'espérer. Ses pétales s'abîmaient mais sa beauté lui importait peu. Son plus cher désir était de s'élever suffisamment pour espérer voir la montagne dont les abeilles avaient tant vanté la grandeur.

Un matin, un jeune homme croisa le chemin de la fleur. Il ne marchait pas droit et des cornes s'enroulaient autour de sa tête comme une couronne au dessus de ses boucles blondes comme les blés. Enchantée, la fleur voulut attirer son attention et elle se balança, encore et encore, risquant de casser sa tige fragile dans son empressement. Elle sentait au plus profond d'elle-même que c'était son unique chance d'enfin accéder à ses désirs.

Ses efforts payèrent car bientôt, le cornu s'accroupit devant la fleur. Ses yeux lançaient des flammes infernales et son haleine avait une odeur d'alcool et de souffre. Intimidée, la petite fleur rassembla son courage et dit au blond : «Monsieur Cornu, aidez-moi à voir la montagne, celle qui brille dans le ciel et éclipse toute chose autour d'elle. L'on dit qu'elle est si grande qu'elle tutoie les étoiles et peint de multiples univers sur ses flancs. Oh je t'en prie, je ferai tout, tout pour la voir au moins une fois et l'admirer.»

Si le cornu prit pitié de la fleur, il ne le montra pas. Un sourire vint déformer son visage et l'espace d'une seconde, la fleur eut en face d'elle le faciès repoussant d'un vil monstre à la peau épaisse et sombre. La fleur frissonna mais déjà, le cornu sortait de sous une veste élimée par ses voyages un rouleau de parchemin bosselé et couvert d'inscriptions obscures. «Petite fleur. Je peux accéder à tous tes désirs. Tout ce que tu as à faire, c'est signer ici et je t'emmènerai jusqu'à Léto, la montagne toute puissante.»

Ses paroles étaient du miel et la fleur s'empressa de se pencher au dessus du parchemin pour qu'une goutte de rosée vienne s'épanouir dans un son de clochette sur le parchemin du cornu. Satisfait, celui-ci inscrivit rapidement une croix à côté grâce à un ongle rouge épais avant de ranger le parchemin prestement.

Il approcha son visage goguenard de la petite fleur avant de lui murmurer dans un souffle aride : «N'aie pas peur petite fleur, je vais t'enlever de ton monde merveilleux mais tu ne mourras pas car ma magie te maintiendra en vie.» Vil et fourbe, le cornu ne mentionna pas la contrepartie qu'il exigerait et il incisa d'un geste vif la tige de la fleur. La douleur fut vive et intense mais la fleur était courageuse et pas une seule plainte ne s'égoutta de ses pétales rousses.

Débuta un court voyage où la fleur ne cessa de chantonner dans les oreilles du cornu. Grâce au blond, elle pouvait voir des paysages qu'elle n'aurait jamais pu imaginer. Le fourbe plaquait un sourire sur son visage mais parfois, sa prise se resserrait autour de la plante dans un réflexe musculaire et ses yeux viraient au rouge sombre. Enfin, alors que la journée touchait à sa fin, le cornu réveilla la fleur qui s'endormait, épuisée par tous ces changements.

Se redressant, la petite fleur sentit tout son être frémir quand elle vit enfin l'objet de ses fantasmes. La montagne dont elle avait maintes fois imaginé l'apparence était en fait une femme sans âge. Démesurée, elle les dominait complètement et impitoyablement. Les derniers rayons de soleil venaient réchauffer la chevelure pâle de la femme montagne, créant un halo enchanteur autour de sa silhouette massive. Ses yeux brillants voyaient au delà d'eux car ils étaient insignifiants. Une épaisse fourrure blanche recouvrait son corps, dissimulant dans l'ombre ses formes. Sur ses bras nus et son visage, des ombres aux mille couleurs dansaient à un rythme effréné que seule la femme semblait entendre.

Émerveillée, la petite fleur n'avait pas les mots et elle tremblait d'émotion entre les doigts du cornu. Si elle avait eu un coeur, il aurait certainement éclaté. Qu'une telle chose puisse exister, qu'elle ait vécu assez longtemps pour la voir, tout cela ravissait la petite fleur orangée au plus haut point. Le fourbe lui regardait la fleur avec un sourire carnassier. Lentement et sans qu'elle le sente, ses feuilles commencèrent à se flétrir et de minces rubans de fumée dansèrent autour de sa tige. Une flamme timide noircit l’extrémité coupée avant de gagner en confiance pour venir dévorer ses feuilles tendres. La fleur s'embrasa soudain, petite torche vivante qui refléta les flammes cauchemardesques dans les yeux du cornu qui riait maintenant à gorge déployée, se réjouissant de la vie qui s'évaporait de sa victime. La fleur ne ressentait pas la douleur de la mort car elle avait enfin pu admirer la montagne Léto et ses cendres tombèrent sur le sol dans un soupir heureux.

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