Hanako sentit sa main trembler légèrement en tournant la page du livre. «
Est-ce que ça va ? » demanda Lotheg d’une voix douce. L’Ygdraë observait la plus jeune avec un mélange de compassion et de regret. «
Je…Mmh… »
Je vais bien. C’est ce qu’elle s’apprêtait de nouveau à dire. Ce qu’elle avait prétendu depuis qu’on lui avait annoncé qu’elle avait été désignée comme la participante de la Coupe des Nations à l’épreuve Vampirique. «
Tout va bien se passer, je peux le faire ! » Voilà ce qu’elle répétait à tout ceux qui lui posaient la question. Lorsqu’on l’encourageait, elle se contentait de sourire et d’assurer qu’elle ferait de son mieux. Qu’elle était honorée de pouvoir représenter son peuple dans un tournoi aussi important. «
J’en suis capable, je vais réussir ! » Voilà ce qu’elle se répétait à elle-même en boucle, dès qu’elle sentait l’étau du doute et de la crainte se resserrer autour de son cœur. Elle se plongeait dans un déni consolant, car s’était beaucoup plus confortable que de devoir affronter la réalité. L’efficacité de sa manœuvre n’était que relative, mais cela lui suffisait pour pouvoir affronter les journées, les unes après les autres. La nuit en revanche, son angoisse resurgissait sous la forme de terribles cauchemars, où elle revivait ses craintes d’être à nouveau la proie des buveurs de sang. Elle se faisait à nouveau chasser, traquer. Parfois, elle avait l’impression de sentir son sang lui être à nouveau extorqué. Parfois, elle voyait quelques personnes chères à son cœur être les victimes de ces monstres au visage humain : Ran, Bae, sa mère, Ezechyel… La liste était courte mais son esprit tourmenté trouvait toujours de nouvelles façons terrorisantes de leur infliger de la peine, sans qu’elle soit capable de lever le petit doigt pour essayer de mettre un terme au supplice. Non. Elle n’allait pas bien. Non, elle ne croyait pas en ses capacités. Pourtant, elle s’était forcée à faire bonne figure. Pour son Maître. En apprenant sa nomination, elle avait éprouvé une dose d’inquiétude supplémentaire : elle avait ressenti l’angoisse du sylvestre à l’idée de voir son Orine concourir pour un peuple aussi dangereux. Ne souhaitant pas le troubler davantage, la blonde avait prétendu que tout allait, qu’elle n’était pas inquiète, qu’elle serait à même de participer et, peut-être, à remporter la première place de ce jeu fourbe, accompagnant ses paroles de sourires rassurants et d’une gaieté factice. Elle n’était pas certaine d’avoir réussi à tromper le guerrier, cependant. Il semblait avoir lu clair dans son jeu, sans doute à cause du Lien qui les unissait désormais. Ou peut-être simplement parce qu’il la connaissait suffisamment pour lire ses craintes dans ses yeux, dans ses moments de vagues et d’hésitations. Qu’il ait deviné qu'elle simulait son entrain ou non, Ezechyel avait été d’un grand soutient pour la demoiselle : il l’avait à faire de son mieux, sans pour autant se mettre en péril ou faire de folie. Il l’avait même réconforté en lui assurant que, si elle en ressentait le besoin, elle devait abandonner. Sa vie valait, après tout, beaucoup plus qu’une simple victoire pour des jeux, fussent-ils aussi prestigieux que ceux de la Coupe des Nations. Entendre ces paroles lui avait fait du bien, même si elle avait continué sa mascarade, pour ne pas perdre la face et ne pas s’effondrer devant celui qu’elle désirait plus que tout impressionner.
Hanako inspira profondément et braqua son regard dans celui de sa gardienne. Elle sentit sa gorge se nouer, les larmes lui monter aux yeux. Maintenant qu’elle était loin de son Maître, tenir le jeu lui semblait plus dur encore. «
Non… » murmura-t-elle en secouant doucement la tête. «
Non je… Je ne vais pas bien. » avoua-t-elle enfin d’une voix piteuse. Elle se sentait à la fois honteuse de craquer, et à la fois soulagé d’enfin pouvoir dire ce qu’elle avait réellement sur le cœur. De pouvoir lâcher ce qu’elle avait retenu pendant tout ce temps. «
J’ai peur… Non, je suis même terrifiée à l’idée de devoir participer à cette épreuve. » De toutes celles auxquelles elle aurait pu participer, il avait fallu que ce soit celle-ci en particulier qui lui tomber dessus ! Le destin se montrait cruel. Elle aurait souhaité participer à quelque chose de moins dangereux. De moins effrayant. Peut-être l’épreuve des Magiciens ou bien celle des Ygdraë ? Non. Elle était encore trop jeune lorsque celle des elfes avait eu lieu. Et puis, il aurait été sot de penser qu’une épreuve puisse se révéler facile. Même si elles semblaient moins monstrueuses, celles des Anges ou des Magiciens s’étaient révélées ardues ! «
Je voudrais pouvoir faire demi-tour, rentrer avec le navire. J’ai espéré pendant tout ce temps qu’il s’agisse d’une erreur, que quelqu’un vienne me voir et m’annonce que quelqu’un s’était trompé, et qu’on avait désigné la mauvaise Orine. Mais… » Sa voix se brisa tandis que les larmes se mettaient à couler le long de ses joues. «
Mais maintenant, il est trop tard pour encore croire à ces fantaisies ! Ce qui veut dire que je vais véritablement devoir participer… » La jeune femme s’arrêta un instant pour essuyer ses joues, tentant d’endiguer le flux de larmes. Ce n’eut aucun effet, et ses sanglots ne firent que s’accentuer. L’Ygdraë esquissa un sourire désolé et passa un bras autour des épaules de celle qui se confiait enfin. Elle garda le silence, attendant qu’elle continue de s’exprimer. «
Je ne sais pas à quoi m’attendre. Et c’est ça qui m’inquiète le plus ! Est-ce que je vais devoir boire le sang de quelqu’un ? Devoir tuer un être innocent pour nourrir ces monstres affamés ? Est-ce que c’est moi qui vais devoir servir de repas ? Je ne sais pas. Et c’est le plus terrible dans toute cette histoire. » L’incertitude était pire encore que la crainte d’un danger identifié et connu. Lotheg passa une main dans la chevelure dorée de la participante. «
Tu as fait de ton mieux pour te préparer à ce qui t’attend, malgré cela. » Hanako avait effectivement essayé de se renseigner au maximum sur ce peuple qu’elle détestait depuis l’incident dans le Fjord. Elle ne savait pas ce qui l’attendait là-bas, mais on lui avait demandé de se rendre sur les côtes adjacentes de Myngrimu. Elle avait appris qu’il n’y avait pas de grande cité, là où elle se rendait, simplement des petits villages spécialisés dans l’économie raciale autour du bois. Au moins cela signifiait moins de prédateurs qu’en pleine capitale. Quant à la forêt en elle-même… Elle avait essayé d’en apprendre le plus possible. Elle avait étudié des cartes de la zone, lu des bestiaires et des herbiers, mais elle n’avait même pas retenu un quinzième de tout ce qu’elle avait appris. Il y avait beaucoup trop d’informations et, sans être capable de se concentrer sur un point en particulier, il lui était impossible de tout mémoriser. Elle avait en revanche découvert avec effroi que la flore était là-bas aussi dangereuse que la faune, bien différente de la Nature enjôleuse des Terres d’émeraude ou de Melohorë. Oui, elle avait fait de son mieux pour se préparer, mais au bout du compte, tous ces renseignements n’avaient fait qu’augmenter son inquiétude et sa peur de trouver la mort, d’une façon douloureuse et non enviable. Cette idée la terrorisait. Ce n’était pas dans l’ordre des choses. En tant qu’Orine, elle se devait de survivre à son maître afin de pouvoir enfanter à son tour d’une Enfant de Maëlith. Une fois que celle-ci aurait atteint la majorité, elle s’éteindrait naturellement dans la capitale, rejoignant le lit de Campanules créé par ses ancêtres… L’autre option était de mourir pour préserver l’existence d’Ezechyel. Cette hypothèse-là, bien que peu engageante, lui semblait somme toute préférable à celle de mourir en vain, pour des jeux idiots…
L’Ygdraë s’écarta, mettant fin à l’étreinte. «
Veux-tu t’entrainer ? » proposa-t-elle. Hanako sécha ses larmes une bonne fois pour toute puis se concentra sur sa respiration pour retrouver un rythme régulier. Lorsque ce fut fait, elle acquiesça doucement. L’entrainement requérait toute sa concentration. Lorsqu’elle s’efforçait d’améliorer ses techniques, elle s’adonnait à la tâche de toute son âme, elle n’avait ni l’envie ni le temps de penser à autre chose. Si elle se laissait distraire, elle recevait un coup douloureux ou finissait par valdinguer dans les airs. Son Maître lui avait fait reprendre la pratique, en apprenant la nouvelle de sa sélection. La reprise avait été douloureuse mais, finalement, elle commençait à s’y réhabituer. Maintenant qu’ils s’étaient mis en route pour rejoindre la localisation indiquée par les vampires, elle s’entraînait avec les protecteurs qu’Ezechyel lui avait assigné. Elle lui était, une fois encore, reconnaissante de ne pas l’avoir laissé seule et d’avoir formé une équipe de guerriers pour l’accompagner. Sans même parler de la Coupe des Nations, le danger planait encore sur son peuple. Les disparitions d’Orine s’étaient faites plus rares, avaient presque cessé, même, mais rien ne disait qu’une seconde vague ne pourrait pas à nouveau frapper leurs rangs… Être accompagnée d’aussi bons soldats la rassurait. Et puis, de cette manière, elle pouvait encore continuer à progresser au combat. Même si elle s’était améliorée depuis son départ de Maëlith, elle possédait encore de nombreuses lacunes qu’il lui serait nécessaire de combler. Elle n’y parviendrait pas en aussi peu de temps, mais cela ne signifiait pas qu’elle devait jeter l’éponge et se contenter de son niveau. L’apprentissage était éreintant et ses professeurs intransigeants, bien que leurs styles varient largement de l’un à l’autre. Les techniques de Lotheg ressemblaient à ce qu’elle avait commencé à apprendre avec Hector. Il s’agissait davantage d’agilité que de force, de souplesse et d’esquive plutôt que de confrontation brutale. Il s’agissait avant tout de retourner l’énergie de son assaillant contre lui. Calaventë avait commencé à l’initié au maniement des armes. Elle se révélait plutôt médiocre, dans cette discipline, mais elle redoublait d’efforts pour intégrer les leçons de son enseignant. Quant à Aiwë, il l’avait aidé à mieux maîtriser sa magie. Malheureusement, elle atteignait vite ses limites et trop forcer sur ses réserves la fatiguait facilement. Mais cet apprentissage lui avait permis de mieux se connaître, de ressentir avec plus d’assiduité les moments de faiblesse et de savoir lorsqu’elle approchait de ses limites. Sur le navire, il devenait cependant plus difficile de continuer un tel apprentissage.
La blonde se mit en position, son visage se plissant sous la concentration. «
Approche ! » la nargua l’elfe.
Hanako déglutit avec difficulté. La côte apparaissait enfin à l’horizon. Dans quelques heures, le navire aurait atteint la terre ferme. Elle devrait se mettre en route pour son épreuve. Discuter de ses craintes avec Lotheg lui avait fait du bien, mais se sentir aussi proche du moment fatidique ravivait ses peurs. «
Alors, petite fleur, tu viens te préparer ? » demanda Calaventë en souriant. Ses yeux bleus se posèrent sur sa disciple qui esquissa un petit sourire, de ceux qu’elle avait affiché depuis l’annonce de sa participation. «
Ne t’en fais pas. Les Ætheri t’ont choisi pour une bonne raison. Je suis certain que tu t’en sortiras à merveille, même si tu n’y crois pas encore. » encouragea-t-il. La Sorei haussa les sourcils, surprise par ses paroles. Lorsqu’elle sourit à nouveau, ses yeux avaient retrouvé une pointe de combativité. «
Oui ! »
