Le Chaman laissait Satinka terminer d'appliquer les dernières touches de peinture sur son corps dénudé. Ses yeux fermés l'aidaient à profiter de la sensation chatouilleuse du pinceau sur son épiderme. Il était présentable comme pour une grande occasion, mais ce n'était qu'une formalité. D'ailleurs, il s'enveloppa dans une longue chemise grise brodée d'or mais toute froissée dès que l'artiste eut terminé, puis il noua ses cheveux dans un chignon grotesque. La pièce était embaumé par l'odeur des huiles qui reluisaient sur sa peau, ainsi que l'encens qui avait brûlé juste avant pour purifier la pièce. Il faisait nuit et dehors, quelques tambours résonnaient lentement, sans plus d'activité. Après l'euphorie du mariage, cette baisse de mouvement donnait un air mortuaire à la capitale. C'était parfait pour ce qu'il s'apprêtait à faire cette nuit, se dit-il avec un sourire ironique.
Des encas sucrés ou salés reposaient sur une table basse dans un coin de la pièce, qui n'était pas sa chambre mais une salle annexe à cette dernière, aménagée exprès et délivrée des milliers d'objets qu'il entassait autour de son lit habituel sans ordre particulier. L'aurore argentée s'était terminée il y a quelques jours à peine, mais il ne voulait pas attendre. Le plus tôt il passait la nuit de noce avec cette femme, le moins il aura à la revoir ensuite, ce qui lui convenait parfaitement. Le raisonnement inverse avait lieu dans sa tête à propos de Circë, qu'il avait soigneusement évité depuis la dernière fois qu'il l'avait vu, en train de danser au festin. Ceci dit le déni ne l'habitait pas concernant Miccapetlcalli. Elle lui avait fait une très mauvaise première impression, deux fois de suite, et même en étant recommandée par Jun, la méfiance et la répulsion qu'il avait à son sujet ne diminuaient pas. Cette fois-ci, il n'y aurait pas le Déchu pour les empêcher de s'entre-tuer.
Comme la décoration ne dépendait pas de lui, le tout était rangé, agréable à regarder et confortable. Quant à lui, il était visiblement reposé, propre, parfumé, bien portant, sauf que rien de tout cela n'atteignait son esprit malade et particulièrement déprimé. L'homme se rapprocha du balcon. Par l'une des fenêtres sculptées, l'on pouvait voir l'ombre de la statue ainsi que la lune, qui projetait ses lueurs blafardes sur les sommets de Zaowa. Ici et là, la lumière chaleureuse des feux brillaient en petits points tout autour du lac. « Je serai dans les appartements si vous avez besoin de quelque chose. » lui dit Satinka en s'inclinant. Le roi grogna pour toute réponse, tourna les talons et alla s'affaler sur le lit, où il y fit l'étoile, en attendant que la pimbêche qui était maintenant sa femme, arrive.
« Je ne sais pas ce que tu veux. » Quelques Esprits la fixaient d’un air intrigué. Elle parlait seule mais la conversation était parfaitement logique. Au début, certains avaient cru qu’elle s’adressait à l’un d’entre eux mais ce n’était pas le cas. « Tu es la femme d’un Roi, maintenant. Tu dois agir en conséquence. » « Je ne suis pas la seule à l’être. » Elle se baignait. De la fleur d’oranger avait été versée dans l’eau. Malgré la chaleur de cette dernière, elle n’était en rien détendue. Elle n’avait aucune idée de comment gérer le Suprême de l’Au-Delà et son inconstance l’angoissait autant que la mission que son frère lui avait confiée. « Ça n’a aucune importance. Kazak te permettra d’allier le Léviathan aux Chamans et d’apporter à ce peuple. » « Ce n’est pas ça que je voulais savoir ! » cria-t-elle, soudainement. « Les desseins des Divins ne sont pas de mon ressort. Blanche semble vouloir que tu contribues à la purification de la race et, quoi qu’il en soit, tout mariage doit déboucher sur une consommation pour être valable. Le reste n’est pas certain. Devaraj peut avoir menti en relayant les paroles d’Ezechyel. Je ne suis pas convaincu par sa conception d’un jumelage d’époux. Cela voudrait dire qu’Alaster assurerait seul la descendance de votre duo et que tu resterais immaculée. » « Chez les Chamans, le coït doit être consenti. » « Alors prends la décision. » « Tu n’écoutes pas ! » s’agaça-t-elle. « Je n’ai pas à me poser la question sur mes propres volontés puisqu’il ne le veut pas. » « Alors à quoi bon discuter sur ce sujet ? Rejoins-le et tu verras bien. » « Je n’ai pas envie. » Il soupira. « Tu savais très bien qu’être l’épouse du Hǫfðingi te demanderait des sacrifices. Tu es Gourmande. Tu dois assumer. » « Je ne m’imaginais pas vraiment les choses comme ça. » Elle y avait déjà songé. Elle aurait souhaité de la complicité, l’appuyer dans sa tâche, être là en soutien et avoir avec lui des conversations intéressantes. Elle n’avait pas spécifiquement envisagé le sexe ou les enfants, même si dans sa conception des choses, ça n’aurait probablement pas été un problème dans une relation de confiance. Elle avait souhaité lui offrir ce dont il avait besoin, combattre ses ennemis et châtier les impies. Au lieu de quoi, elle se retrouvait avec un Roi Fou qui ne pouvait pas la voir, pas même en peinture. Là où elle avait envisagé de rester dans l’ombre pour lui apporter un appui, voilà qu’elle était obligée de s’éloigner pour apprendre avec des Kazak’Wa les bases de la marine. Elle soupira à son tour et sortit du bain.
Plus tard, elle se dirigea vers les appartements du Suprême de l’Au-Delà, vêtue d’une robe légère, blanche. Elle entra silencieusement et le chercha. Elle finit par tomber sur le corps étendu du Roi. Elle le fixa un instant, disparut et réapparut, couchée dans un coin du lit qu’il n’occupait pas. En position fœtale, le visage tourné vers lui, elle avança le dos de ses doigts en direction de sa joue dans l’intention de la caresser. Elle s’arrêta avant de l’atteindre et soupira, en changeant de position. Elle se mit à fixer le plafond. « J’imagine qu’on peut aussi juste dormir. » dit-elle. « À quoi bon organiser une nuit de noce si c’est pour se regarder dans le blanc des yeux d’un air gêné en essayant de faire semblant de s’apprécier ? »
Le Chaman rit, froid. « Faire semblant ? Parlez pour vous. » Il avait volontairement reculé la tête en voyant sa main se rapprocher, par prudence. Non... Par répulsion. Ce n'était pas tant de la haine qu'il ressentait à son égard, mais plutôt une sensation forte que quelque chose clochait. « Je ne suis pas gêné. Je suis chez moi, sur mon territoire. Et puis quoi ? Ici, c'est comme partout ailleurs, n'est-ce-pas ? » répliqua-t-il avec un mépris tellement palpable qu'on pouvait le sentir glisser sur la peau. Il n'avait toujours pas digéré son comportement depuis la dernière fois qu'ils s'étaient parlés. « C'est vous qui faîtes semblant, de tout. Je ne suis pas aveugle et figurez-vous que la folie permet d'envisager des possibilités extravagantes mais bien réelles, qui échappent généralement aux esprits plus sages. » Peut-être même qu'elle feignait son ignorance et son comportement de pimbêche. C'était bien fait, parce-qu'il avait véritablement envie de l'étrangler. « Je ne croirais pas un mot de ce que vous dîtes et je ne vous concéderai rien parmi mon peuple tant que vous ne m'aurez pas expliqué qui vous êtes, c'est tout. Ce n'est pas de la haine, c'est beaucoup plus complexe. » Bon, il y avait beaucoup de haine, quand même. Il y avait aussi une envie certaine de la dévorer pour arrêter le chatouillement que provoquait son aura magique sur sa peau, une attirance bloquée par l'avertissement de Jun, une curiosité paranoïaque amplifiée par l'artéfact qu'elle lui avait offert avec Alaster. « Je veux bien accepter le Déchu parce-que je comprend qu'il n'est un autre pion du Destin, comme les autres élus. Mais vous, ce n'est pas vrai. Vous n'avez rien à faire dans les bas-fonds d'une île inconnue, dans les rangs des ignorants. Vous jouez mal. Passé une certaine puissance, on ne dupe plus personne, surtout en magie. »
Depuis le départ, il avait soigneusement évité de poser ses yeux sur elle, et se tenait toujours allongé, les bras derrière la tête sur un énorme coussin. « Nous devons régler ça une bonne fois pour toute. Je me pose des questions sur la provenance des boules quies. Il parait que le Marîd vient vous rendre visite au lieu de me parler à moi. Vous parlez toute seule tout le temps. Et puis quoi encore ? Blanche vous a choisi pour faire partie de ses élus, mais ce ne peut pas être la seule raison de votre présence ici, d'ailleurs vous êtes apparue comme une fleur bien avant cette histoire de mariage. Je veux savoir cette raison, et si vous me répondez que vous l'ignorez, je vous étrangle. Tout de suite. » Enfin, il tourna ses yeux verts vers elle, la mâchoire serrée, une grimace sur les lèvres. Elle l'effrayait, voilà tout. Il voulait bien jouer, mais pas avec son peuple en pion.
Ses lèvres se déformèrent légèrement en un « Gna gna gna » silencieux, ses yeux toujours fixés sur le plafond. Les choses n’auraient sans doute pas réellement évolué s’il n’avait pas émis une suite de mots qui provoquèrent un mouvement vif chez elle. En effet, après qu’il eût prononcé « Je ne vous concéderai rien parmi mon peuple », sa tête se tourna vers lui. Une expression difficilement définissable apparut sur ses traits. Il ne pouvait décemment pas lui bloquer toute possibilité d’évolution au sein du peuple chamanique. Elle avait des choses à y faire ! Ne le comprenait-il donc pas ? La tentation fut grande de lui sauter dessus pour l’étrangler. Malheureusement, ce genre d’acte – qui marchait très bien sur quelqu’un de normalement constitué – s’avérait totalement inutile face à un Chaman. Elle voyait bien le problème : ils étaient tous les deux campés sur leurs positions respectives, comme deux rochers inébranlables. Cependant, si elle voulait faire ce pourquoi elle était ici, elle devrait soit le briser lui, soit transformer son corps de rocher en air, plus malléable et conciliant. Le souci c’est que son frère ne souhaitait pas qu’elle avouât quoi que ce soit. D’un autre côté, il n’était pas d’une grande aide, à l’heure actuelle. Elle reporta son visage vers les fresques du plafond et essaya de se concentrer sur elles tout en l’écoutant, pour rester stoïque, pour qu’il ne puisse rien voir. Quand il parla du Mârid, elle ferma les yeux deux secondes, le visage de l’homme lui revenant en mémoire. Elle n’avait pas compris ce qu’il lui avait dit, ou ne souhaitait pas comprendre. Ses doigts remontèrent jusqu’au pendentif qu’elle avait autour du cou. Devait-elle le donner au Suprême de l’Au-Delà ? Non, elle ne pensait pas.
Il y eut un silence, parce qu’elle était perdue quelque part dans ses pensées. Elle s’en rendit compte et tourna la tête vers lui. Il la regardait, lui aussi. Ses yeux étaient d’un vert qu’elle avait l’impression de connaître par cœur. C’était un sentiment étrange, si étrange qu’elle copia leur couleur, comme un caméléon. Elle eut l’envie, une fraction de seconde, de déposer un baiser sur son front. Elle n’en fit rien, bien sûr. Au lieu de quoi, elle se mit à murmurer, en faisant fi de l’œil réprobateur que lui lançait son frère imaginaire, depuis un coin de la pièce. « Je veux renforcer les Chamans. » susurra-t-elle, avant d’attraper une couverture, de les recouvrir tous les deux entièrement avec et de se mettre sur le ventre. On aurait dit une enfant, qui construisait une cabane aux secrets. Après avoir calé son buste sous une fourrure, elle avança ses mains et fit apparaître deux Miroirs. Elle ne savait plus exactement duquel il s’agissait. Elle en activa un, qui produisit une légère lumière en faisant apparaître la silhouette d’Elias Salvatore. Elle la balaya d’un geste de la main et l’image s’effaça au profit de Clauswitz Eorgor. Ce n’était pas lui non plus qu’elle voulait. Elle activa l’autre. Rak. « Je pense qu’il va mourir, bientôt. » continua-t-elle sur le même ton, bas, comme une confidence. « Seulement, le Léviathan ne saurait disparaître. L’Impératrice des Deux Rives veut unifier les Réprouvés et le Léviathan pour pouvoir régner sur la surface des Mers et des Océans mais le culte est trop dangereux, surtout que les Réprouvés ne croient pas en l’existence des Ætheri. Il n’y a pas qu’Amilakhash, il y a aussi les Asifer. Alors, ce qu’il faut faire c’est le tuer et fusionner le culte. Les Kazak deviendraient plus puissants, au moins de la force navale du Léviathan. Les Réprouvés ne lâcheront pas l’affaire, je pense, sur une partie de la flotte mais le reste peut vous revenir. J’ai une terre qui pourrait servir mais je ne connais pas encore tous les détails. Je sais juste que je devais être ici, avec vous, pour faire ça. Je trouve que vous trois, Léviathan, Chamans et Réprouvés, pourraient vous apporter les uns aux autres. » Elle parlait de façon légèrement décousue. « C’est dommage que vous n’ayez pas d’époux Réprouvé… même si je peux palier ça, je crois. Pas tout de suite. Vous comprenez ? »
Il avait eu raison depuis le début. Cette personne était complétement folle. Il ne regretta pas d'avoir tenté de l'assassiner dès les premières secondes de son apparition injustifiée sur cette île. « Vous comprenez ? » Les lèvres de Boucles d'Or s'étirèrent pour former une grimace risible. « Non. » C'était mal de mentir à sa femme, il opta pour l'option délicatesse d'un réprouvé et empathie d'un démon. « Je sais que Räk va mourir. C'est moi qui vais le tuer. » Pourquoi tout se mettait soudainement à tourner autour de cet imbécile ? Vivement qu'il soit mort. Devaraj soupira. Il avait haussé un sourcil en voyant passer Elias dans le miroir, sans relever quoique ce soit, conscient qu'il valait mieux ne pas exposer son lien de parenté. Lui aussi avait des miroirs espions, en plus de ses espions et des espions qui espionnaient ses espions. Une certaine dimension intime entourait ces artéfacts. Il trouvait cela étrange de les utiliser devant une autre personne. « C'est gentil votre blahblah, mais je suis déjà au courant et vous n'avez pas répondu à ma question. » Il ne voulait pas en démordre, car il sentait comme une certaine urgence. Elle avait l'air faible, en tout cas plus que lorsqu'ils s'étaient rencontrés. C'était maintenant, ou jamais. S'il la laissait repartir la tête haute, elle allait s'embarquer sur un drakkar et devenir encore plus agaçante par la suite. Il ne supporterait pas que cela soit jamais. Elle avait l'air trop dangereuse pour qu'il puisse se permettre de la laisser courir en toute liberté sur ses propres terres.
Elle avait visiblement des problèmes d'identité. Lui aussi, mais au moins avait-il le mérite de ne pas le cacher. « Je n'ai pas besoin d'un époux Réprouvé et vous, vous n'êtes ni Chamane, ni Déchue, ni Réprouvée, désolé de vous l'apprendre mais ça se voit. Je n'ai pas envie de parler politique. Répondez plutôt à ma question. » A ses questions. Son ton devenait de plus en plus impatient. Il n'avait pas envie de devoir réfléchir pour percer ses mystères. Suffisamment de choses incompréhensibles au bon sens voire même à la folie s'écroulaient sur lui pour qu'il ait envie de s'en rajouter. Plus le temps faisait son œuvre sur lui, moins longtemps supportait-il qu'on lui explique par allégories ou en dissimulant le plus important sous des propos implicites. Aujourd'hui, il ne supportait plus grand chose, pour être honnête. Il tritura la ficelle en soie qui sortait du haut de son sarouel du bout des doigts, comme il avait prit l'habitude de le faire depuis quelques jours. Judicaël avait un humour douteux. « Arrêtez de copier mes yeux. Ils sont à moi. » Et à sa mère. Elle avait qu'à se trouver une personnalité au lieu de jouer à la pimbêche enfuie de l'asile.
« Non. Ce sont les miens ! » dit-elle, en fronçant soudainement les sourcils. Il l’énervait à force. Elle inspira puis expira, le tout le plus lentement possible. « Vous croyez quoi ? Que vous avez le monopole des yeux verts ? » demanda-t-elle, en sortant de sous la couverture. Elle avait bien aimé être en dessous et le regard de son frère, une fois la tête dehors, la convainquit d’y retourner, même si c’était en compagnie de ce Chaman étrange qui n’écoutait jamais ce qu’on lui disait. Elle se tourna sur le côté, en plaçant sa tête sur son propre bras, et le fixa dans la pénombre. Elle aimait bien les endroits étroits et doux. Ça la faisait se sentir en sécurité. C’était comme une cabane magique. « Vous êtes vieux, non ? » questionna-t-elle alors, sans vraiment attendre de réponse. « Moi oui et non. Je suis à la fois jeune et vieille, ignorante et savante, seule et accompagnée. » Elle marqua une courte pause. « C’est un petit peu comme quand vous êtes en train de manger, que vous n’êtes ni affamé, ni rassasié. C’est un état intermédiaire, étrange. » Elle se rapprocha un peu. « Vous avez envie de me tuer ? J’ai entendu dire que vous tuiez les gens qui ne vous plaisaient pas. »
Après un petit silence, elle rabaissa un peu la couverture. Elle avait chaud. Leurs deux auras magiques côte à côte dans un endroit clos étaient presque insupportables à ressentir. Elle passa sa main sur son front, pour remettre ses cheveux en place. Elle n’avait plus la même apparence physique, à présent. Elle était plus jeune, brune. Elle paraissait avoir onze ans. « Je suis comme ça, en vrai. » dit-elle. « Pour répondre à la question… Je ne sais pas trop. C’est mon frère qui me dit où aller et quoi faire. Je me suis réveillée après une mauvaise chute au sein de ma demeure familiale. Ma famille est… discrète. Ses membres sont des sortes de… Rehlas. » lâcha-t-elle, comme si c’était l’exemple le plus parlant qu’elle pût donner. « Ils sont invisibles, c’est pour ça. » compléta-t-elle. « Ou euh… Comme les Ombres ou les Esprits. » C’était à la fois évident et difficile de parler de ces sujets. Ça lui venait naturellement mais elle aurait été incapable d’expliquer comment. En réalité, sans doute la laissait-on articuler à leur propos parce que son interlocuteur était déjà au courant. « Depuis, mon frère me parle pour me placer ici et là. Ce sont des missions, des actions, qui doivent servir un but particulier que je ne connais pas. Ma famille agit toujours dans l’ombre. » Elle se tut. « Et j’ai déjà répondu à votre question. Je suis ici parce que je dois vous aider avec le Léviathan, comme je dois aider le Kraal avec les Lyrienns d’Ombre et de Lumière. Mais tout ceci est fragile parce qu’il y a quelqu’un, dans ma tête, qui dort. C’est elle qui sait. » C’était un peu brouillon. Elle remit la couverture sur sa tête. « Je préfère être en dessous. Ça fait moins peur. » murmura-t-elle.
Il avait cessé de la regardé après qu'elle eu changé d'apparence puis disparu sous ce qui faisait office de cabane, refuge ou je ne sais quoi de puéril que les adultes ne faisaient normalement plus, en public du moins. « Donc vous avez dix ans comme vous venez de le dire et le montrer, merci d'ailleurs, ça m'évite des cauchemars. Pas en âge de procréer donc, à moins d'être très précoce, ceci annule notre mariage et me réjouis particulièrement. Vous pouvez enlever cet anneau ? Je n'ai pas vraiment de plaisir à le voir au doigt d'une enfant... » conclut-il à la fin de ses paroles, qu'il ne cherchait plus vraiment à déchiffrer, après un léger moment de silence planant le temps que les connexions se fassent dans son esprit fatigué et morne. « Excusez-moi, mais vous avez l'air plus perdue que capable d'arriver à la cheville de Kazak -malgré vos dons magiques exceptionnels- et de commander aux armées qui ont pour empereur un monstre demi-divin. Veuillez donc dire à votre... frère que c'est un imbécile, qu'on ne laisse pas les enfants faire n'importe quoi et que j'aimerai bien lui dire deux mots à l'occasion. » Pourquoi continuait-il de vouvoyer une gamine ? Il ne savait trop si c'était un résultat de son aura magique ou de quelque chose d'autre qui émanait d'elle et brillait bien plus qu'elle ne le laissait paraître. Le Chaman l'observa se cacher et en déduisit que la cheffe Kazak ne pouvait pas contempler la vraie forme de sa nouvelle recrue, et n'avait pas encore dû se heurter à ses paroles de pimbêche, sinon c'est à un fantôme qu'il serait en train de parler. « D'ailleurs, j'aimerai aussi parler à cette personne qui dort dans votre cervelle. » De poids-chiche, mais il n'avait plus vraiment envie de se disputer avec une gamine, sauf sur un point précis. « Ce vert-là, il vient de ma mère et je ne l'ai jamais trouvé ailleurs dans les milliers de gens que j'ai croisé, alors oui, j'ai le monopole. » Lui, mélancolique ? Jamais. Mais sa curiosité était restée assoiffée concernant Edel, qui avait disparue du monde pour un quelconque autre jeu insipide, détestable et stupide avec Ezechyel, sans se soucier des dommages collatéraux, comme leur enfant par exemple. Il fronça les sourcils, contrarié à cette pensée. « En admettant que vous restez sur cette île, comment vais-je être certain que vous n'allez pas utiliser nos secrets pour faire je ne sais quelle mission je ne sais où ? » Il avait bien fait de se méfier d'elle.
« Je ne sais pas ce que tu veux. » Quelques Esprits la fixaient d’un air intrigué. Elle parlait seule mais la conversation était parfaitement logique. Au début, certains avaient cru qu’elle s’adressait à l’un d’entre eux mais ce n’était pas le cas. « Tu es la femme d’un Roi, maintenant. Tu dois agir en conséquence. » « Je ne suis pas la seule à l’être. » Elle se baignait. De la fleur d’oranger avait été versée dans l’eau. Malgré la chaleur de cette dernière, elle n’était en rien détendue. Elle n’avait aucune idée de comment gérer le Suprême de l’Au-Delà et son inconstance l’angoissait autant que la mission que son frère lui avait confiée. « Ça n’a aucune importance. Kazak te permettra d’allier le Léviathan aux Chamans et d’apporter à ce peuple. » « Ce n’est pas ça que je voulais savoir ! » cria-t-elle, soudainement. « Les desseins des Divins ne sont pas de mon ressort. Blanche semble vouloir que tu contribues à la purification de la race et, quoi qu’il en soit, tout mariage doit déboucher sur une consommation pour être valable. Le reste n’est pas certain. Devaraj peut avoir menti en relayant les paroles d’Ezechyel. Je ne suis pas convaincu par sa conception d’un jumelage d’époux. Cela voudrait dire qu’Alaster assurerait seul la descendance de votre duo et que tu resterais immaculée. » « Chez les Chamans, le coït doit être consenti. » « Alors prends la décision. » « Tu n’écoutes pas ! » s’agaça-t-elle. « Je n’ai pas à me poser la question sur mes propres volontés puisqu’il ne le veut pas. » « Alors à quoi bon discuter sur ce sujet ? Rejoins-le et tu verras bien. » « Je n’ai pas envie. » Il soupira. « Tu savais très bien qu’être l’épouse du Hǫfðingi te demanderait des sacrifices. Tu es Gourmande. Tu dois assumer. » « Je ne m’imaginais pas vraiment les choses comme ça. » Elle y avait déjà songé. Elle aurait souhaité de la complicité, l’appuyer dans sa tâche, être là en soutien et avoir avec lui des conversations intéressantes. Elle n’avait pas spécifiquement envisagé le sexe ou les enfants, même si dans sa conception des choses, ça n’aurait probablement pas été un problème dans une relation de confiance. Elle avait souhaité lui offrir ce dont il avait besoin, combattre ses ennemis et châtier les impies. Au lieu de quoi, elle se retrouvait avec un Roi Fou qui ne pouvait pas la voir, pas même en peinture. Là où elle avait envisagé de rester dans l’ombre pour lui apporter un appui, voilà qu’elle était obligée de s’éloigner pour apprendre avec des Kazak’Wa les bases de la marine. Elle soupira à son tour et sortit du bain.