
Sól se mit à ralentir, souffrant d’un poing de côté persistant -il était apparu au début de son troisième tour et s’accrochait à son flan comme un bicorne à sa nourriture. Sandwich, elle, semblait encore toute pimpante, faisant des allers-retours entre elle et la longueur qu’il lui restait encore à parcourir. «
Tu ne te fatigues jamais ? » demanda-t-elle, à la fois admirative, amusée et jalouse de l’endurance de la chèvre. La biquette bêla, l’encourageant à terminer son exercice jusqu’au bout, l’accompagnant cette fois au petit trop. Lorsqu’elle arriva enfin sur le seuil de la maison, l’Ange s’écroula sur la terre humide, totalement essoufflée, les poumons en feu, les membres tremblants, sa tête tournant légèrement à cause de l’effort : elle n’était vraiment pas une bonne sportive. Encore moins une bonne guerrière. C’était un défaut qu’avait tout de suite remarqué son instructeur : sa constitution était faible, davantage proche de celle des angelots qu’ils médisaient tant. La première mission de Graelf était donc d’améliorer la condition physique de sa petite disciple. Chaque matin, il lui demandait de courir en guise d’échauffement. S’ensuivait quelques séances de renforcement musculaire, qui la laissaient souvent courbaturée et très mal en point. Mais l’entrainement ne se terminait pas ici : la deuxième phase comprenait la véritable formation. Combat à mains nues, maniement de la hache et de l’épée, entrainement aérien. Jamais tout cela à la fois, cela dit : la petite angelote n’était pas suffisamment robuste pour encaisser autant d’efforts et de coups, et puis, le bipolaire n’était chargé de s’occuper d’elle que la matinée.
«
Pourquoi tu fais vraiment tous ces tours ? » demanda Máni en s’approchant de sa jumelle. Lui aussi était recouvert de sueur. Le soleil venait à peine de se lever mais il tapait déjà fort sur les agriculteurs qui labouraient les champs. Le travail manuel ne faisait qu’augmenter la température corporelle du garçon. C’étaient toutes ces heures passées à s’occuper des plantations qui avaient forgé ce corps, plus que l’entrainement. Sól le jalousait un peu pour cela : elle avait l’injuste impression qu’il l’avait obtenu en un clin d’œil, sans faire le moindre effort, ne se rendant pas compte de ce qu’exigeait son travail quotidien. «
Parce que tu crois qu’il me surveille pas ? » répondit Sól, se redressant en position assise. «
Bah si mais… avec tes pouvoirs, tu pourrais facilement le berner. » répliqua le brun, un air malicieux sur le visage. «
Tu crées une illusion qui te ressemble, tu la fais passer devant l’entrée de temps en temps pendant que toi tu te la cool douce dans la grange et hop ! Le tour est joué. » «
Ouai, jusqu’au moment où Graelf me tombe dessus en me colle la pire raclée de ma vie ! » dit l’Ange en secouant la tête. «
Et puis, je suis pas une tricheuse moi ! » insista la Vertueuse en fronçant les sourcils. «
J’utilise pas ma magie ! C’est pour les nuls ça ! » Sans doute disait-elle cela car elle n’avait jamais été témoin des effets spectaculaires que pouvaient avoir certains sortilèges. Des hommes parvenaient à retourner le sol sous ses adversaires d’un simple mouvement de doigt, d’autres à les faire fondre d’une seule pression de doigts. Si la magie n’était pas au goût de ce peuple de combattant, on ne pouvait assurément pas déclarés que cet art était réservé « aux nuls » après avoir vu de telles démonstrations de force. «
Faasder. »
(froussarde)«
Sunvaar. » répliqua aussitôt la blonde en secouant la tête. Elle se sentait irritée. La veille, elle lui avait admis vouloir devenir plus forte, gagner en puissance, et voilà que cet idiot lui conseillait d’utiliser ses dons. Là où l’un ne voyait qu’une occasion de se la couler douce et enviait cette capacité, la seconde prenait cette proposition comme une insulte profondément offensante. Le militaire reconverti sortit de sa demeure à cet instant. «
Retourne travailler toi, au lieu de faire la causette. » grogna le bourru en faisant signe au garçon de dégager. «
Et toi, debout ! » Sól se remit sur ses pieds et plaça ses mains derrière son dos, comme le lui avait appris son professeur.
Les exercices s'enchaînèrent comme toujours. Il la força à faire des séries de pompes – «
Eh, c’est quoi ces genoux qui touchent par terre ?! » -, plusieurs minutes de gainage – «
Non Sól, je t’ai pas dis de nous montrer ton cul – non te couche pas non plus ! » -, des exercices pour muscler ses cuisses – «
Aller, on force ! Plus fort !» - puis du lancer de quelques poids – «
Quoi c’est tout ? Même les rejetons qu’on a trouvés hier seraient capables de lancer plus loin ». Graelf n’était pas tendre avec la gamine : il était prompt à critiquer mais se révélait plus qu’avare en compliment ou félicitation. Ce n’était pas pour la décourager. Seulement, il ne dirait rien de semblable tant qu’il ne serait pas satisfait de son travail. Et, malheureusement pour elle, la blonde en était encore loin. Elle devrait subir encore de nombreux entraînements avant d’atteindre un niveau suffisamment élevé pour que l’agriculteur daigne lui adresser un sourire encourageant ou une tape appréciative sur la tête. Le jour où cela arriverait, elle saurait que ses progrès étaient réels, qu’elle arrivait enfin à remonter la pente.

«
Bon, ça suffit. » grogna le plus âgé, arrachant un soupir de soulagement à son élève : cela ne lui échappa pas et il fronça les yeux. «
Tiens, prends ça. » dit-il en lui tendant une épée. «
On va voir si tu as progressé un peu. » Sól écarquilla légèrement les yeux, surprise. «
Une épée en bois ? » demanda-t-elle. Depuis quelques jours, Graelf avait décidé de lui confier de véritables lames, en acier, afin qu’elle s’habitue au poids, au balancement des armes réelles. Elles étaient émoussées, à peine utile pour couper du beurre et encore moins pour blesser, mais elles remplissaient leur rôle à la perfection : en s’emparant de l’objet, l’Ange eut l’étrange impression de soulever quelque chose de beaucoup plus léger que d’habitude. Graelf répondit à la blonde par un rictus en la voyant soupeser le bâton. L’adulte tendit une seconde arme dans la direction du frère. «
Eh merdeux, prends ça. » Máni, qui regardait envieusement l’entrainement depuis que sa sœur avait terminé son échauffement, ne le fit patienter que quelques secondes avant de laisser son matériel sur place et de les rejoindre. «
Tu vas te mesurer à ton frangin. » expliqua sobrement le guerrier. «
Pas de magie autorisée. Pas d’entourloupe louche que tu pourrais imaginer. » expliqua le gardien en s’adressant au pré adolescent. «
Et… Même si je vous demande de vous battre… Ne vous entre-tuez pas. J’ai pas envie d’avoir vos parents sur le dos. » Le baraqué se recula de quelques pas. «
C’est parti ! » A peine le signal de départ fût-il donné, Máni fonça sur sa moitié, un sourire carnassier sur le visage. C’était certain : le combat faisait bouillir le sang dans ses veines, en une fièvre délicieusement brûlante. Ce n’était pas en cueillant des carottes qu’il pourrait éprouver cette adrénaline. Le bruit des épées en bois sonna dans le petit jour.
Les deux prépubères s’étaient écroulés par terre, leurs respirations saccadées par la fatigue. Sól avait lâché son épée, appliquant les paumes de ses mains sur ses yeux clos : le sang pompait dans sa tête, résonnant désagréablement. Appliquer une pression sur ses orbites lui donnait l’impression d’alléger cette sensation. Máni, lui, dardait son regard sur la silhouette de sa moitié. Un mélange de colère et d’amertume dessinait ses traits. Depuis quand avait-elle tant progressé ? N’arrêtait-elle pas de se plaindre de n’arriver à rien, malgré ses heures d’entrainement ? Avait-elle menti ? Non. Léone lui avait reproché de ne pas s’appliquer autant que le formateur l’exigeait. Alors quoi ? Était-ce lui qui s’était ramolli ? Ou bien était-ce cet homme, Graelf, qui diminuait les capacités de la blonde ? Le démon tourna la tête dans la direction de l’homme. Celui-ci, les bras croisés sur la poitrine, les observait avec un sourire amusé, qu’il fit disparaitre aussitôt après avoir aperçut le regard insistant du garçon. Oui. C’était sa faute à lui, si Sól avait progressé. Sa faute si elle avait failli, à plusieurs reprises, prendre le dessus sur lui. La gorge nouée, le Vil claqua de la langue avant de se remettre debout. Agacé par le constat qui s’imposait à lui, il jeta son arme d’entrainement sur le sol. «
Où tu crois aller comme ça, gamin ? » «
Au champ. J’ai pas terminé et si c’est pour me faire travailler plus longtemps alors je préfère encore ne pas perdre mon temps avec elle. Tu vois bien qu’elle est pas à mon niveau ! » grogna-t-il dans un souffle bas en passant à côté de l’instructeur. L’homme l’attrapa par le bras, le forçant à s’arrêter. Il songea sérieusement à préciser qu’il avait un poids-chiche à la place de la cervelle mais se ravisa : si ce crétin de service se vengeait sur ses plantations, il le regretterait. «
Tu t’en est pas mal sortit mais admet le : elle a fait des progrès. Toi par contre… J’ai l’impression que tu stagnes. » Le diablotin essaya de se dégager de l’emprise de l’agriculteur, sans succès. «
Tu as de bonnes idées et de bonnes bases mais tu manques de pratique. Tes réflexes sont à chier aussi. Et même si tu es beaucoup moins critique que ta frangine… Un peu d’exercice supplémentaire, ça te ferait pas de mal. » Le brun donna une impulsion plus sèche à son membre et parvint enfin à récupérer son bras. «
C’est bon, t’as fini du con ? » pesta-t-il en regagnant le champ -pas avant que le militaire lui eu asséné une frappe sur l’arrière du crâne. Il s’en tirait avec ça : Graelf voyait bien que la réalité le dérangeait. S’entendre dire tout ce qui n’allait pas chez lui devait sacrément l’emmerder. Le plus sage, pour l’instant, était de lui laisser du temps et de l’espace pour réfléchir à ses conseils. «
Bon et toi là, sale mioche ! » héla l’homme en s’approchant de la seconde Tynath'thuk et en lui donnant un petit coup dans les côtes, du bout de la chaussure. «
Qu’est ce que je t’ai dit de tes appuis, hein ? Et puis bordel, c’était quoi ces moulinets du poignet ?! Ferme, je t’ai dit ! T’avais l’impression d’être ferme, là ?! Nan parce que si t’espère devenir une vraie guerrière en agitant ton cure-dent de cette manière, la seule que tu blesseras, ce sera toi ! » sermonna le combattant d’une voix rude. La concernée se releva à son tour. Aussitôt, Sandwich -qui avait accompagné le combat d'une musique entraînante- s'approcha de sa maîtresse pour réclamer des caresses. «
Oh et c'est quoi ça ? J't'ai pas dit de la laisser à l'écurie, cette bestiole ? Si elle continue à nous traîner dans les pattes pendant qu'on s’entraîne, je vais finir par en faire du saucisson et te le donner à bouffer ! »
Quelques heures plus tard, le duo rentrait chez eux, presque autant fatigués qu’en fin de journée. Et pourtant, midi n’avait même pas encore sonné.