Bellada se réveilla en sursaut, le cœur battant la chamade, le souffle court. Elle venait de faire une rêve des plus étranges. L'un de ces rêves qui, sans pour autant être un cauchemar, vous laisse une impression des plus marquantes; qui vous laisse pantois et comme un arrière goût dans la bouche. La magicienne cligna plusieurs fois des yeux, pour essayer de se sortir des bras de Harabella. Les volets fermés de la chambre maritale laissaient difficilement filtrer la lueur lunaire, et il fallut plusieurs secondes à la vieille dame pour réaliser qu'elle était bien dans son lit, en sécurité. A ses côtés, Gilbel dormait paisiblement. La mage soupira avant de se tourner sur le côtés, face à son époux, et de fermer les yeux pour essayer de se rendormir. Néanmoins, elle les rouvrit rapidement, dérangée par quelque chose d'incommodant : elle avait sué, vraiment beaucoup. Sa robe de chambre collait désagréablement à sa peau. Si elle ne l'enlevait pas, elle allait attraper un vilain rhume ou, pire, une pneumonie. Même si la magie blanche pouvait chasser ces maux, ce n'était jamais très plaisant de ressentir les symptômes. La Ward se redressa donc en position assise et, lentement, elle se mit à défaire les boutons de sa tenue de nuit. Ce fut long et fastidieux. Elle était toujours épuisée -elle n'avait pas fini sa nuit, après tout- et l'obscurité l'empêchait de voir ce qu'elle faisait. Au bout de quelques minutes, elle fut néanmoins capable de retirer le vêtement humide qu'elle déposa au bout du lit, au niveau des pieds, puis elle rabattit le drap sur son corps nu. Une part d'elle même lui disait de fermer les yeux et d'espéré que l'Aether des rêves lui accorderait une fin de sommeil plus paisible, mais le songe semblait tourner en boucle dans sa tête. C'était un monde à part, quand même, les rêves. Les siens étaient toujours particulièrement étranges. Parfois, elle essayait d'y trouver un sens -un docteur de passage dans le village lui avait confié, un jour, que les rêves pouvaient cacher des secrets enfouis, des fantasmes inavoués.

Que pouvait signifier ce rêve-ci ? Bellada ne se souvenait pas très bien de comment tout avait commencé mais, à un certain point, elle s'était retrouvé sur un marché de légume -son marché habituel, sur les Hautes-Terres, sauf qu'ici le ciel était rose et que son primeur avait décidé de s'habiller en tutu violet à paillettes. Lorsqu'elle l'avait salué, il lui avait proposé d'écouter ce que ses artichauts avaient à lui dire. « C'est de ta faute, Bellada. » accusaient-ils tout en fumant la pipe. « Si tu n'avais pas volé la carotte sautée, nous n'en serions pas arrivés là... » se plaignit l'un d'eux. « Mais je n'avais pas le choix... Nous avions faim ! Tellement faim ! » essaya de se défendre l'accusée, la boule au ventre. Elle s'en voulait terriblement, d'avoir volé cette carotte. « Ce n'est pas une raison... Tiens... Tu veux essayer ? C'est de l'opium... » Bellada accepta cette offrande de paix et s'empara de la pipe qu'elle mit dans sa bouche. Aussitôt, tout devient flou. Elle se sentait soudainement plus sereine, plus calme que jamais. Le décor changea et, sans que cela ne la dérange, elle s'était retrouvée dans un restaurant miteux. « Voilà pour la petite dame ! » s'exclama un homme torse-nu, aux muscles saillants et luisants en déposant une assiette de soupe aux légumes qui semblait succulente. « Merci bien, mon brave. » Affamée, elle s'était emparée de sa cuillère et avait commencé à manger son repas avec appétit. « Tu vois, tu n'avais pas à sortir d'ici, hier. Tu aurais pu rester avec nous. » lui dit un second homme à sa droite qui l'observait manger. « Si, je le devais. La carotte était plus appétissante. » renchérit la dame mûre tout en continuant son dîner. « Mais s'il a finit là, c'est parce qu'il l'a mérité. Et puis, ça donne un bon petit goût à la soupe, tu ne trouve pas ? » Lorsque Bellada baissa à nouveau les yeux sur le potage, elle vit un œil remonter à la surface du liquide ainsi qu'un pousse à l'ongle jaunit flotter entre les morceaux de poireaux, d'artichauts et de patates. « Diantre, qui mériterait un tel châtiment ? » « Un vil sorcier, pardi ! Regarde, il nous a arraché nos ailes ! » se plaignit un troisième inconnu en présentant des paires d'ailes rouges sang au regard apostrophé de la vieille dame.

Cette histoire d'artichauts jaloux des carottes sautées venaient très certainement de ce qu'il s'était passé la veille. Les enfants n'avaient pas voulu goûter à ses légumes et la grand-mère s'était résolue à leur préparer des carottes sautées à la place, afin de ne pas les laisser se coucher le ventre vide. Malheureusement, les artichauts avaient du finir à la poubelle car elle n'avait aucun moyen de les conserver. Elle qui détestait le gaspillage, ça avait été un geste très douloureux. La fumée d'opium, quand à elle, était sortie de nulle part ! A moins que ce ne soit un rappel des séances de fumettes auxquelles s'adonne parfois Gilbel avec ses camarades ? Mais rassurez-vous, le bon petit magicien qu'il était ne consommait pas de substances aussi douteuses ! Et en ce qui concernait la partie sur les réprouvés... Elle ne savait pas. Elle avait continué à manger sa soupe même après s'être rendue compte que des morceaux d'humains -de sorciers, plus précisément- nageaient avec les légumes. Cela lui avait paru totalement normal, quoi qu'un peu rude. Peut-être était-ce là un appel à la clémence envers les ennemis des magiciens, une métaphore pour lui dire d'être miséricordieuse envers les mages noirs. Même s'ils étaient dangereux, ils méritaient le pardon et le droit à une seconde chance. Un droit à la rédemption. Ou peut-être tout ceci n'était qu'un rêve sans queue ni tête. Bellada haussa les épaules et ferma de nouveau les yeux.