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 [IX ; XI ; XXIX] Chroniques en noir et blanc | Solo

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Lun 16 Juil 2018, 00:32

Catégorie de quête : IX. Apprentissage ; XI. Missions temporaires ; XXIX. Fuite
Partenaire(s) : /
Intrigue/Objectif : Anîhl découvre le monde hors de Lummaar'Yuvon après son départ précipité et, au terme d'errances et d'expériences, atteint Gona'Halv pour y débuter son service militaire.


Je suis partie de Lummaar’Yuvon. J’ai traversé les champs jaunes au pas de course, sans m’arrêter malgré la sueur qui me dégoulinait le long du dos et des tempes.
Je suis guidée par ma rage. Ça fait plusieurs heures que j’ai quitté l’agitation de Naakar’Lus et ces heures ont été peuplées des dernières scènes précédant mon départ, elles tournent et retournent en boucle dans mon esprit échauffé. Les images me sont jetées avec la même violence à la figure juste après avoir claqué la porte de la maison que huit ou neuf heures plus tard, lorsque j’erre sur la Plage de Sable Fin.
« Va-t’en »
« Incapable »
J’effleure du bout des doigts ma tempe droite. Elle ne me fait plus mal, mais je ressens encore le fantôme du coup que je me suis pris. Ma gorge se serre violemment et la chaleur familière de la colère remplit mon ventre.
Quelque chose s’est cassé au moment où Kobalt a levé la main sur moi. Je ne sais pas quoi, mais je ressens cette cassure au fond de moi. Je marche sur des débris lorsque j’essaie de penser. Alors je n’essaie pas de penser. De toute manière, il n’y a plus de place à l’intérieur pour que les pensées circulent. Tout est serré à l’intérieur de moi. L’estomac, la poitrine, la gorge. Un étau qui fait mal a tout comprimé d’une poigne invisible. Ça m’énerve, je veux me débarrasser de ce garrot invisible, mais je ne sais pas faire.
Heureusement, le feu de la colère réchauffe mes entrailles et me fait oublier le nœud le long de ma colonne.
Je marche le long de la Plage de Sable Fin depuis ce qui me semble être une éternité. Je connaissais plutôt bien les premiers kilomètres, parce que j’avais l’habitude de m’y rendre régulièrement quand j’étais adolescente, pour regarder la mer. La mer me fait normalement l’effet d’une sourdine. Elle met en veille le tumulte de mes pensées et apaise parfois même la colère. Adolescente, j’aimais m’asseoir en face d’elle et écouter ses sons infinis.
Mais aujourd’hui, la mer n’éteint pas l’incendie. Je suis indifférente à son ressac. Cependant, lorsque le soleil décline à l’horizon, je finis quand même par m’arrêter, car c’est beau. Pour la première fois de la journée, j’ai l’impression que quelque chose de l’environnement parvient à atteindre mon intérieur. Je m’immobilise dans le sable meuble et plonge mon regard dans celui, rougeoyant, du soleil.
Mais dès que je me suis arrêtée de marcher, je sens quelque chose de lourd me tomber dessus. J’étouffe un court instant, je lutte pour reprendre de l’air, je finis par comprendre ce que c’est.
L’envie de faire demi-tour.
La colère a abaissé ses armes une fraction de seconde et aussitôt les doutes sont passés à l’attaque. Pourquoi je suis partie comme ça ? Je vais où, maintenant ? Je n’ai presque rien sur moi, je ne sais pas gagner ma vie, où est-ce que je vais trouver l’argent pour manger ? Je fais quoi ? Je fais quoi ? Je dois être folle d’avoir levé la main sur Kobalt.
Un râle m’échappe. C’est de la douleur, je crois, et quelque chose d’autre que je ne reconnais pas. Je ne veux pas aller plonger trop profond à l’intérieur de moi. Fermer les portes, c’est plus facile.
Une nouvelle fois, la dispute surgit dans mon esprit, avec une acuité renforcée. Kobalt hurle dans mon esprit et je ressens la douleur sur ma tempe droite.
Trop.
Ma tête va exploser, je vais exploser, il faut que ça sorte.
Je m’effondre par terre et tape le sable de mes poings avec des cris rageurs. J’en veux à Kobalt, j’en veux à Nikolaz, j’en veux à la mer, j’en veux au monde entier, j’en veux à Anîhl.
Le sable me fait mal aux mains. Même lui est contre moi.
Je me sens aspirée dans une spirale d’infini, l’œil de la tempête m’a emprisonnée.
Qu’est-ce que je fous sur cette plage ? Comment ma vie en est-elle arrivée là, à ce point précis, les genoux sur le sable mouillé ?
Je ne vais jamais rentrer. Kobalt a dépassé les bornes. De toute manière, j’en ai marre de Bouton-d’Or, je veux partir d’ici. Il faut que je retrouve Nikolaz, pour lui foutre une raclée.
Un tumulte de voix s’agite en moi. Je ne sais pas qui écouter. Ça m’épuise. Je vais m’allonger. Ici, dans ce foutu sable mouillé qui me fait mal aux mains.
Je m’étale sur le sol, tout près de la mer haute. Aussitôt, j’avale des grains de sable que j’écrase rageusement entre mes dents serrées. Je ne bouge plus. Si je dors, mes pensées s’éteindront peut-être. Mais mes pensées me gardent réveillée. Je ne ferme pas les yeux. Je me contente de regarder l’écume qui chatouille ma couche, à la verticale. L’écume qui ne s’arrête pas de revenir au rivage. Éternellement.
J’ai froid. C’est sa fulgurance qui me tire à la conscience. Je décolle mes paupières les unes des autres.
Je me suis endormie ?
Engourdie de froid et de sommeil, je peine à me redresser. Il fait nuit autour de moi. Le soleil est parti, seule la mer continue à me parler. Je me rends compte que je frissonne beaucoup. Je suis vraiment gelée.
Je me mets sur mes pieds et m’entoure de mes ailes pour tenter de me réchauffer. Je lève les yeux vers le ciel. La voûte céleste est particulièrement brillante, la nuit doit être très avancée. C’est bien la seule raison pour laquelle j’aime la campagne. Les étoiles n’y sont pas timides. Elles se donnent en spectacle tous les soirs, sauf quand il y a des nuages. Je déteste les nuits de mauvais temps. J’ai l’impression d’être aveugle.
Mais ce soir, la lune est bien au rendez-vous. Je me perds dans sa contemplation laiteuse. La nuit, tout est en suspension. Y compris mes pensées. Par miracle, elles sont passées en arrière-plan. Je ne veux pas m’attarder dessus, si j’ai trop conscience d’elles, elles saisiront cette occasion pour percer le maigre voile d’indifférence que le sommeil a tiré dessus.
Étrangement, alors que je laisse mon regard vagabonder sur le reflet de la lune dans le pelage de vagues de la mer, mes pensées s’orientent vers le visage de Laëth.
Je n’ai pas pensé à la fille depuis un bout de temps, parce que je ne l’ai pas vue depuis un moment non plus. La réflexion qu’elle doit se sentir trahie par le départ de Nikolaz m’effleure pour la première fois. Je sais qu’elle voulait partir de Lummaar’Yuvon pour les Jardins de Jhën. Je sais aussi qu’elle est proche de Nikolaz. Pas autant que moi de lui, évidemment. Mais peut-être assez pour vouloir partir avec lui. Cette idée ne me plaît pas, elle me donne l’impression qu’un poignard me pique le cœur.
Maudit Nikolaz. Il n’a laissé que des déceptions derrière lui.
Oui. Il m’a déçue. On ne part pas comme ça, en laissant tout en plan. On n’abandonne pas les êtres qui nous ont accepté.
Ça y est, ma colère est de retour. Mais elle se contente de gronder, cette fois. Elle est tenue en laisse par la nuit.
Je serre les poings. J’ai envie d’en vouloir à tous les Anges. Pour m’avoir pris Nikolaz. Je déteste les Jardins de Jhën. Je suis sûre que c’est un lieu beaucoup moins beau que Lummaar’Yuvon. Je suis sûre que là-bas, on ne voit pas aussi bien les étoiles qu’ici.
Tu ne sais pas ce que tu rates, Nikolaz.
Et pourquoi je pars, moi, si c’est si bien à Bouton-d’Or ?
Chut. Taisez-vous, les pensées. Je ne veux plus rien entendre. Je veux que mon esprit soit aussi tranquille qu’une page blanche. Comment on s’arrête de penser ? Fermer les yeux. Contempler un mur vide. Mais des taches de couleur apparaissent toujours dessus, elles m’envahissent. Est-il seulement possible d’arrêter à un moment de penser ? Il faut que je me débarrasse de ces monstres invisibles qui agrippent mon être avec leurs pattes griffues et qui me lacèrent l’intérieur de la poitrine et qui déchiquètent mon cerveau. C’est insupportable. Ça fait mal. Nikolaz Kobalt Laëth colère j’ai mal.
-Arrête !
Mon cri résonne dans le plat de la nuit. Faites-les taire !
La tranquillité d’esprit m’a désertée, il faut que je mette en mouvement mon corps.
Je me baisse pour attraper mon sac de voyage que j’avais déposé sur le sable, puis je reprends la marche que j’avais interrompue la veille.
Je marche sans m’arrêter jusqu’au petit matin. Je titube plus que je n’avance réellement. L’épuisement a eu l’effet bénéfique de plonger mon esprit dans une brume fiévreuse. Je ne suis plus capable d’avoir une pensée cohérente.
J’ai longé la mer pendant toute la nuit. Je suis désormais loin de Bouton-d’Or. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je me trouve. Évidemment, je n’ai pas emporté de carte avec moi. De toute manière, je sais à peine les lire. Je n’en ai jamais eu besoin, dans mon cocon de la ferme.
L’idée d’avoir été enfermée dans un cocon pendant toute ma vie m’arrache un pouffement un peu hagard. Sur le coup, ça me paraît amusant. Puis je trouve ça triste. Mon rire se fane. Les coins de ma bouche s’abaissent. J’ai envie de pleurer. Ma gorge est nouée. Mes yeux me piquent déjà, déjà les larmes roulent.
Je m’arrête. J’ai les pieds en feu, j’ai froid et chaud en même temps, mon sac me cisaille les épaules. Je sanglote. Pendant cinq minutes, peut-être. Ou une heure, je ne sais pas, je m’en fiche, j’ai mal mais ça va mieux, ça va un peu mieux mais j’ai mal.
Mes larmes s’arrêtent de couler aussi brutalement qu’elles ont débordé la première fois. Je n’ai plus envie de pleurer. J’ai plutôt envie de m’éloigner. M’éloigner de la bulle. M’éloigner le plus loin possible.
Où ?
Mon regard se détourne pour la première fois de la mer et se déporte vers ma droite. Au-delà de la dune se laisse deviner du vert. Du vert inconnu.
Je ne sais pas ce que j’y trouverais.
Je ne sais pas ce que j’y cherche.
Mais j’ai l’envie impétueuse d’y aller.
Une brusque joie me prend.
Je vais vers l’inconnu ! Je vais voler de mes propres ailes ! Plus de Kobalt. Plus de Lummaar’Yuvon. Plus de routine aux champs. Même plus de Nikolaz.
Je suis libre !
Un rire extasié m’échappe et je tourne désormais totalement le dos à la mer. Je gravis la dune d’un pas erratique, je suis pressée d’aller vers cette nouvelle vie, cette nouvelle vie qui va être géniale, n’est-ce pas ? Je vais faire ma propre loi. Je vais aller où je veux.
Je me sens reine du monde. Je me sens capable de tout faire. Je n’ai aucune limite.

Post I
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Lun 16 Juil 2018, 17:55

J’ai terriblement faim. Mon estomac me fait mal, je peine à me tenir droite tellement les lancinements sont violents. Ma tête tourne. À quand remonte mon dernier repas ?
Ah oui. Mon dernier repas, c’était le champignon d’il y a deux jours, qui m’a rendue malade comme un chien et que je n’ai pas gardé longtemps dans mon estomac. Je passe une main tremblante sur mon front moite et chaud. Je n’ai pas encore totalement récupéré. Mais je veux avancer. Il faut que j’avance. J’ai oublié vers où je vais, je ne sais même pas si un jour j’ai su ; mais il faut que j’avance.
J’ai mal au ventre. Est-ce que j’ai mal de la faim ou de la maladie ?
Malade. Je n’avais pas été malade depuis des années, peut-être même des décennies. Mon corps est robuste. Mon corps n’est pas faible. Lummaar’Yuvon est un endroit dans lequel les maladies sont rares.
Mais attends. Ici, ce n’est pas Lummaar’Yuvon. C’est où, ici ?
Je n’ai pas la moindre idée du lieu où je suis rendue. C’est vert ; je n’ai jamais vu autant d’herbe et d’arbres en un même endroit. Les odeurs sont différentes aussi, même si je n’en ai que vaguement conscience. Je suis beaucoup plus concentrée sur mon ventre qui me fait souffrir.
Il faut que je trouve à manger, vite. Mais je ne connais pas les baies qui poussent sur les buissons autour de moi et j’ai trop peur de renouveler l’expérience du champignon. D’ailleurs, je ne suis même pas sûre que c’était un champignon, il ne ressemblait en rien à ceux que l’on trouve d’habitude dans les champs. Je ne sais pas ce qui m’a pris de le manger. À Lummaar’Yuvon, les champignons sont une calamité, ils abîment les plantations et les récoltes. C’est une lutte constante, pendant la saison des pluies, de les tenir éloignés. Peut-être que j’ai entendu Kobalt ou Nikolaz dire un jour que dans d’autres contrées, ils étaient comestibles. C’est donc de leur faute.
J’ai tellement ressassé leur nom qu’ils ont fini par perdre leur sens et leur incision. Kobalt et Nikolaz ne sont plus que deux entités de colère et de douleur sourdes, qui sont venues se loger aux côtés de mon cœur dans ma poitrine. La maladie les a relégués en arrière-plan, ces derniers jours. Je ne sais pas ce que je préfère.
Je mets un temps à réaliser que j’entends un grondement au loin. Je ralentis le pas et tends l’oreille. Qu’est-ce que c’est ? On dirait la mer, mais en plus régulier.
Une rivière ?
Une vague excitation me prend. Je n’ai jamais vu de rivière de ma vie. Sans plus réfléchir, je quitte le chemin que je suivais et m’enfonce dans les hautes herbes qui bordent le chemin, engorgeant mes bottes de rosée et accrochant mes vêtements dans les ronces.
Je m’épuise rapidement. Je suis hors d’haleine, je sue à grosses gouttes, et toujours pas de rivière en vue. Pourtant, j’ai l’impression que sa rumeur gonfle de plus en plus depuis que j’ai quitté le sentier. Allez, on continue. Bouge, corps, bouge.
Et soudain, elle est là. Je lâche une exclamation.
De l’eau bondissante, un courant tourmenté, un bleu immaculé et transparent. Les galets ondulent sous l’illusion des flots et les herbes dansent emportées par la fougue de l’eau. Le bruit est assourdissant, il emplit tout l’espace autour de lui et engorge mon être.
Je demeure plantée devant le spectacle pendant un moment, fascinée. Puis je me laisse tomber dans la boue humide et je plonge les mains dans la rivière. Je lâche un couinement. L’eau est gelée. Mes doigts sont déjà engourdis et c’est une sensation inouïe. J’éclate de rire. C’est beau. Les choses sont en place et à leur place.
Je retire mes mains de l’eau lorsque je ne les sens presque plus. Elles sont rougies et mes doigts sont rigides. Je les observe avec curiosité.
Puis des lumières s’éclairent dans mon esprit. La rivière est une aubaine.
Prise de fébrilité, je désangle mon sac et en sors les deux grosses gourdes qui en occupent presque tout l’espace. Je n’y transporte que de l’eau croupissante trouvée dans des étangs depuis plusieurs jours. Avec une grimace, j’en vide le contenu à la couleur brunâtre. Possible que je sois tombée malade à cause de ça, aussi.
Je plonge les gourdes dans l’eau effrénée de la rivière. Puis je les porte à ma bouche et me glace goulûment l’œsophage. Ça n’arrange pas mon mal de ventre. Je m’en fiche. Je remplis une nouvelle fois les gourdes, puis les range dans mon sac.
Après cela, j’hésite. J’ai très envie de me laver, mais plonger l’intégralité de mon corps dans cette eau congelée me fait reculer. Optant pour le compromis, je me passe de l’eau sur le visage, la nuque et les avant-bras.
J’ai soudain terriblement sommeil. La marche à travers les hautes herbes m’a épuisée. Je ne veux plus rien faire de la journée, même si le soleil brille encore dans le ciel.
Je vais dormir, ça va être bien. Je fais l’effort de me trouver un endroit un peu abrité, duquel on entend le grondement de la rivière de manière un peu assourdie, et je m’allonge. Je ferme les yeux et m’endors instantanément.
Je me réveille au crépuscule. Je remarque tout de suite que je me sens guérie ; mais j’ai si faim que mon ventre me fait encore mal. Un grognement éloquent s’en échappe.
Je me redresse lentement. Trouver à manger devient urgent. Me lever provoque des vertiges inquiétants.
Respirant lourdement, j’attrape mon sac et me mets lentement en marche. Mais je n’ai pas fait quelques pas que je distingue une lueur devant moi. Je me tends. On dirait un feu. Le tends l’oreille pour tenter de distinguer des voix, mais le bruit du torrent à proximité couvre tous les autres sons.
J’hésite. En temps normal, j’aurais tout fait pour éviter ces gens. Mais je n’ai pas vu une âme vivante depuis près d’une semaine. Une sensation au creux de mon estomac, autre que la faim tordante, me cloue sur place et m’empêche de m’éloigner.
Mon hésitation se prolonge et soudain, j’entends des craquements, suffisamment proches de moi pour couvrir le bruit de la rivière. Je sursaute et porte instinctivement la main à mon poignard. Mes gestes sont ralentis et patauds. Si je me fais attaquer, je ne gagnerai jamais. Bravo. C’est à ça que m’a servi mon envie passagère.
Je demeure immobile, avec le faible espoir que le nouveau venu passera à côté de moi sans me voir. Mais je ne tarde pas à deviner moi-même sa silhouette, qui se découpe comme un théâtre d’ombres sur la lueur que projette le feu, entre les fantômes des arbres. Je crois que c’est une femme. Je raffermis ma prise sur mon poignard. Si c’est une femme, j’ai peut-être une chance de m’en sortir.
La silhouette finit par me remarquer, car elle s’immobilise brusquement.
-Qui est là ?
La voix qui s’est élevée est bien féminine. Je ne réponds pas. Il y a un flottement, durant lequel nous écoutons chacune la respiration de l’autre.
-Je ne vous vois pas mais je sais que vous êtes là, finit par reprendre l’inconnue. Je ne vous veux pas de mal. Je suis juste venue chercher du bois pour le feu. Je suis accompagnée.
Je respire difficilement. Mon cerveau embrouillé a du mal à prendre une décision. Je ne bouge toujours pas. Au bout d’un moment, la femme déclare encore :
-Très bien. Je vais prendre le bois dont j’ai besoin et je vais repartir.
Il y a un craquement, un chuintement, et une flamme apparaît tout près de moi. La femme apparaît, éclairée par la torche qu’elle vient d’allumer. Je vois son visage d’ombre et de lumière. Ses yeux scrutent l’obscurité et tombent sur moi. Je contracte les mâchoires et resserre les doigts autour du manche de ma dague, que j’avais presque lâchée. Mais contre toute attente, son visage s’adoucit.
-Je vous vois enfin, dit-elle d’un ton qui, je crois, est sympathique. Je peux m’approcher ?
Je lui rends son regard. Je n’ai pas très envie qu’elle s’approche. Mais en même temps, j’en ai un peu envie. Je finis par hausser les épaules, ce qu’elle prend pour un oui car elle reprend sa marche dans ma direction. Je reste immobile. Ma tête tourne affreusement.
-Je suis Melinda, lance la femme en arrivant à côté de moi. Avec ma troupe, nous nous sommes installés ici pour la nuit.
-Ta troupe ? je relève, luttant pour garder mes yeux sur son visage.
-Nous sommes troubadours, explique-t-elle.
Soudain, son visage revêt une mine inquiète.
-Vous allez bien ? demande-t-elle. Vous avez mauvaise mine.
Je suis tentée de mentir. Mais je ne me sens vraiment pas bien.
-T’aurais pas à manger ? je demande donc, en haletant un peu.
-Oui, au campement nous faisons justement à manger. Viens avec moi. Le ramassage de bois peut attendre.
Je renonce à toute forme de résistance et contente de me laisser entraîner derrière Melinda. Malgré tout, la nervosité m’envahit lorsque je vois se dessiner une douzaine de silhouettes autour du feu qui crépite joyeusement. L’ombre de caravanes encercle l’assemblée.
Les visages se tournent vers moi à mon arrivée.
-Qui est-ce que tu nous amènes ? s’enquiert un homme barbu à l’intention de Melinda.
-Je suis tombée sur elle à quelques pas du campement. Elle a l’air de ne pas avoir mangé depuis longtemps, donc je l’ai invitée à notre table.
-Bienvenue, réagit l’homme en tournant son regard vers moi. Quel est ton nom ?
-Anîhl.
-Je suis Royan. Et voici…
Il fait le tour des présentations mais je n’écoute pas. Un fumet enivrant a atteint mes narines et mes yeux sont vissés sur les cadavres de lièvre qui rôtissent au-dessus du feu.
La salive envahit ma bouche.
-Viens, on va manger.
C’est la seule phrase que j’entends à travers le tissu de la discussion et je ne me fais pas prier. Je m’assieds auprès du feu et me jette sur la nourriture qu’on me tend. Je contiens un gémissement. J’engloutis à toute vitesse ma part, sentant mes fonctions vitales et cérébrales reprendre peu à peu du service. Je m’immobilise, frappée d’une constatation.
-J’ai pas d’argent, dis-je à l’intention de l’assemblée.
Il y a un silence étonné. Puis Royan éclate de rire.
-T’inquiète pas, Anîhl. Ici, on partage tout. On t’invite.
J’acquiesce et baisse les yeux sur mes genoux. Les discussions reprennent autour de moi avec légèreté et je me laisse bercer par la mélodie des voix.
Je dors avec les troubadours, dans un coin du campement. Mon sommeil est de plomb et sans rêve. Je me réveille au son de cris.
-Jack est tombé dans l’eau !
J’ouvre les yeux et me redresse. Je suis parfaitement reposée et repue pour la première fois depuis plusieurs jours. La lumière du matin éclaire l’agitation du campement.
-Laisse tomber, Melinda, le courant est trop fort.
-Mais on ne peut pas le laisser se noyer !
Des glapissements attirent mon regard. Un chat est en train de se faire entraîner par le courant de la rivière. Sur la berge, les troubadours crient et se lamentent.
D’un mouvement prompt, je me lève en faisant couler la couverture de mon corps. Je cours et bats des ailes, je m’élève rapidement. Je suis au-dessus de la rivière. Je vois le chat s’éloigner à toute vitesse. Je ne réfléchis pas. Je plonge la tête la première dans la rivière. Le froid glacial me coupe instantanément le souffle mais je n’y prête pas attention, je referme mes bras sur le corps nerveux du chat. J’agite mes pieds et mes ailes avec énergie pour remonter à la surface. Vite, sortir d’ici. Je jaillis entre les vagues et inspire une grande goulée d’air. Je vois la rive défiler à toute vitesse sous mes yeux, tandis que mon corps se fait furieusement rouer de coups par la houle. La rage me prend. Je ne vais pas me laisser vaincre par la rivière.
Je bats des ailes avec toute ma force. Mes plumes alourdies par l’eau peinent à prendre de la vitesse. Je finis néanmoins par m’élever lentement. Je quitte le tumulte du torrent.
Dans mes bras, le chat miaule à se fendre l’âme. Ses cris écorchent mes oreilles. Je me pose dans le campement des troubadours, qui m’accueillent avec des cris de joie.
-Merci, merci beaucoup ! s’écrie Melinda en se précipitant vers moi.
J’ai un mouvement de recul lorsqu’elle tente de m’enlacer. Cette scène m’insupporte. Le chat s’agite dans mes bras et tout d’un coup, je le déteste. Il se tortille pour se libérer de ma poigne. Ça décuple mon exaspération. Ces cris dans mes oreilles, cette bête dans mes mains, mes vêtements mouillés, tout m’énerve.
J’attrape la tête du chat et d’un coup sec, je tire dessus. Un craquement sinistre retentit. Le corps du chat devient mou entre mes doigts.
Enfin du silence.
L’assemblée me regarde, abasourdie.
Puis les cris recommencent.
-Mais qu’est-ce qui te prend ?
-Tu es folle ?
-Tu as tué Jack !
J’ai envie de vomir. Je dois partir d’ici. Je bouscule les corps furieux qui tentent de me frapper, je cours vers mon sac, je l’endosse et j’étends mes ailes.
Les cris s’éloignent et le torrent se tait.

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Post II
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Sam 21 Juil 2018, 15:13

Je verse mes maigres économies dans le creux de la main du capitaine, qui lève un regard sans sympathie vers le mien. Puis il compte minutieusement les pièces, en porte même une à sa bouche et mord dedans, pour vérifier que c’est bien de l’or. Sérieusement. Qui fait ça pour de vrai ? Le capitaine semble ne rien trouver de suspect dans mon paiement et, presque à regret, il m’adresse un mouvement de tête et un grognement :
-Allez, monte.
Je lui renvoie le regard le plus méprisant dont je suis capable et je gravis le ponton en faisant résonner lourdement mes bottes sur le bois.
Le bateau n’est pas grand. En plus de l’équipage, il n’y a qu’une dizaine de passagers à bord. Ça se voit que le capitaine n’a pris ces voyageurs avec lui que parce qu’il n’a pas beaucoup d’argent et qu’il cherche à rentabiliser un maximum ses déplacements. Peut-être que s’il ne regardait pas ses clients comme s’ils étaient une saleté sous sa chaussure, il aurait moins de mal dans les affaires.
Malgré la mauvaise humeur qu’occurrent la personnalité du capitaine et la soudaine légèreté de ma bourse, je ne peux réprimer une certaine excitation en arrivant sur le ponton du navire. C’est la première fois que je prends le bateau. Découvrir les terres au-delà des frontières jaunes de Lummaar’Yuvon, c’était une chose ; j’ai traversé la moitié du Continent Naturel vers le sud, en passant même à proximité des montagnes, ce qui a été une expérience hallucinante pour moi. C’est un vieux matelot croisé plus tôt sur le quai qui m’a décrit mon parcours, en le traçant du doigt sur une carte géographique.
Me lancer à l’assaut de l’Océan, c’est autre chose. La mer m’est familière depuis le rivage, j’ai l’habitude de son chuchotement infini. Mais monter dessus m’impressionne. J’ai hâte, j’appréhende.
Arrivée sur le ponton du bateau, je découvre le reste des passagers. J’ai la sensation de recevoir un coup de poing dans l’estomac quand je découvre qu’ils appartiennent manifestement tous à des peuples très variés. Il y a des silhouettes qui me sont totalement étrangères, que je ne reconnais pas. Il y a des oreilles pointues. Il y a des peaux sombres. Il y a des êtres sans ailes.
Il y a même un homme couvert de tatouages et vêtu d’habits étranges et bariolés.
Malgré moi, j’ai une réaction spontanée de rejet. Ces gens sont différents de moi.
Les Réprouvés à Bouton-d’Or sont racistes, je le sais depuis toujours. J’ai d’ailleurs depuis toujours détesté ce racisme. Je n’éprouve que de la colère et du mépris vis-à-vis de la manière dont ces péquenauds sédentaires peuvent penser à propos des autres peuples. Ça n’a aucun sens de dénigrer ceux qui n’appartiennent pas à Bouton-d’Or. Quand on est Réprouvé et qu’on est pétri de tous les vices des Terres, je trouve qu’on peut difficilement faire preuve de condescendance vis-à-vis des autres.
Mais là, confrontée à des gens qui ne ressemblent pas à ce que j’ai vu toute ma vie, je ne peux m’empêcher de les fixer avec des yeux ronds. Ça me fait grogner intérieurement. Allez, arrête de les dévisager, Anîhl, t’es ridicule. J’en veux aux vieux grincheux de Lummaar’Yuvon de m’avoir influencée comme ça. Maintenant, je ne suis moi-même pas plus qu’une péquenaude raciste.
Je m’arrache enfin à ma contemplation indiscrète et descends dans la cale du bateau, vers les cabines. Je découvre la mienne. Elle est minuscule, miteuse, sent l’humidité et les pieds. Et, cerise sur le gâteau, je la partage avec quelqu’un, qui a déjà posé ses affaires sur la couchette de gauche. Je sens mon estomac se contracter. Le voyage sur la mer a déjà perdu tout son attrait à mes yeux.
À nouveau de mauvaise humeur, je balance mon sac sur le lit encore disponible et tourne aussitôt les talons pour quitter cette cabine confinée que je déteste déjà.
J’ouvre la porte qui débouche sur le ponton et entends une exclamation, couplée à un obstacle entravant le panneau en bois.
-Attention quand vous ouvrez la porte !
La voix trouve un visage, c’est un jeune homme brun, qui se frotte le coude avec une expression de douleur sur le visage. Je le regarde avec agacement. Il n’avait qu’à ne pas se tenir juste derrière.
Je m’apprête à passer mon chemin, pour une fois peu désireuse de me retrouver impliquée dans un conflit à peine une heure après mon arrivée sur le bateau. Mais je n’ai pas fait un pas que je tourne brusquement mon regard sur le jeune homme qui, lui, me dévisage toujours d’un air contrarié.
Je me sens mal et instinctivement, je sais que c’est à cause de ce garçon. Je respire difficilement et me sens vaciller.
-Qu’est-ce que tu m’as fait ? sifflé-je, luttant contre une panique furieuse.
Le jeune homme hausse les épaules, un air désabusé sur le visage.
-T’as encore jamais rencontré d’Humain ? rétorque-t-il d’un ton que je trouve moqueur.
Je fais voyager mon regard de la tête aux pieds de l’individu. Un Humain. Je n’en ai que vaguement entendu parler par Kobalt. Je sais seulement d’eux qu’ils vivent loin de Lummaar’Yuvon, et qu’ils sont dotés de Ma’Ahid, quelque chose, je n’ai pas exactement compris quoi, qui annihile la magie.
Je trouve ça horrible.
Je reste encore quelque temps plantée là, à respirer fort et à rendre son regard au garçon qui semble ennuyé, puis je tourne brusquement les talons et m’éloigne en direction de la rambarde du bateau. Au bout de quelques pas, je me sens soudain mieux. J’ai la sensation qu’on desserre un étau de ma poitrine. Je jette un regard en coin à l’Humain, par-dessus mon épaule. Il me tourne partiellement le dos et discute gaiement avec un autre passager, qui ne semble pas affecté par le Ma’Ahid.
Je m’accoude à la rambarde et dépose mon regard sur les vagues. Je me sens étrangement désemparée. L’expérience que je viens de vivre me donne la sensation d’être une femme faible et sans défense. Je déteste cette sensation et j’en veux terriblement à cet Humain de me faire sentir ainsi. Mais au lieu de sentir le feu de la colère s’élever en moi comme je m’y attendais, je me fais submerger par une vague de désespoir.
Le regard perdu dans l’immensité de l’Océan, je me sens minuscule. Dépourvue de toute force et de toute volonté. Sans attache et sans destination.
Perdue comme un grain de sable au milieu du cosmos.
Je suis insignifiante. Je ne suis rien.
Est-ce pour cela que Kobalt m’a repoussée ? Je n’étais qu’un poids à porter pour lui, non, pire, je ne lui étais d’aucun usage et il n’éprouvait à mon égard qu’une indifférence ennuyée.
Ça doit être pour cela que Nikolaz est parti. Il faisait une œuvre de charité en restant à Lummaar’Yuvon, puisqu’il est un Ange et qu’il est si bon. Il a bien vu comment je m’accrochais à lui, alors que même moi je ne me rendais pas compte à quel point j’avais besoin de lui. Mais il en a eu marre, au bout d’un moment. C’est certain que les Jardins de Jhën doivent être plus attrayants que Bouton-d’Or, car aux Jardins de Jhën, il n’y a sûrement pas d’Anîhl envahissante qui n’est qu’un boulet à sa cheville – n’importe quel endroit est préférable sur ces Terres que celui où se trouve Anîhl.
Je ne suis rien. Qu’est-ce que je vais devenir ? Que devient le néant ?
Comment le néant peut-il ressentir ? Un tel trou noir, la gorge si nouée qu’elle fait mal. Le néant ne devrait pas ressentir la douleur, si ?
Je bats vivement des paupières, je suis brutalement rappelée à mes sens par les larmes qui coulent le long de mes joues. Incrédule, je les essuie du revers de ma main. Je suis prise de court par ces larmes. D’où sortent-elles ?
Mon regard erre sur la crête des vagues, égaré. Je ne sais pas ce que j’y cherche. Je me sens misérable, plus misérable que jamais. J’ai l’impression d’être arrivée au bout de quelque chose. Je bute contre les limites de l’existence, peut-être. Je ne vois pas de possibilité de retour. Je ne pourrai plus jamais ressentir autre chose que ce profond vide et je suis condamnée à ne plus rien être du restant de ma vie.
Ma vie, ma vie ne vaut donc plus rien.
A-t-elle un jour valu quelque chose ?
Je suis effacée de la mémoire de tous ceux qui ont un jour croisé ma route. Kobalt, Nikolaz, Laëth, Priam, ils m’ont tous oubliée. J’ai déjà quitté leur monde.
Je suis dans un monde de désolation.
Je sens que mon intérieur s’effondre petit à petit. Je pousse un râle, d’une voix que je ne reconnais pas.
Je sais ce que j’ai atteint.
La fin.
Mes yeux quittent la ligne de l’horizon et s’abaissent vers l’eau qui s’écrase contre l’imposante coque du bateau. Les vagues se fendent brutalement contre le bâtiment, avec violence et constance.
Je regarde le spectacle pendant un long moment. Puis, d’un geste mécanique et sans vraiment y penser, – car je ne pense plus, mon esprit est anesthésié, est-il déjà… ? – je lève la jambe droite et la passe par-dessus la rambarde. Est-ce moi qui ai fait ce geste, dans ce corps ? Est-ce mon corps qui bouge ? Il me semble déjà si étranger.
Je – ou ce corps étrange et un peu étranger – me hisse de la force de mes poignets et me retrouve assise à califourchon sur le rebord en bois. Ça tangue. La mer semble beaucoup plus réelle, vue d’ici. C’est fou ce qu’un petit déplacement change la perception des choses.
Je me penche un peu vers l’extérieur du bastingage et regarde encore les vagues, fascinée. Une sorte d’ivresse s’est prise de moi, mais une ivresse étrange – éthérée. Je ne me suis jamais sentie aussi proche des Zaahin qu’en cet instant, quelque part en suspension entre le carcan de mon corps et l’infini du ciel au-dessus.
Je me penche un peu plus vers l’extérieur. Par réflexe, mon corps resserre les cuisses contre mon perchoir, pour ne pas tomber. Il tient encore à la terre ferme, lui. Ne t’inquiète pas. Ce sera bientôt fini.
Inspiration. Expiration. Les paupières se ferment lentement.
Se laisser avaler par cette douce torpeur, sombre et vide. Je glisse.
-Madame ! Tu fais quoi ?
On attrape ma cheville, puis mon poignet, avec une force qui me fait mal. Tiens, ces mains sont rugueuses.
J’ouvre les yeux et vois les vagues qui s’agitent sous mon nez, elles ont l’air terriblement proches. Je tourne mon regard vers un visage familier.
L’Humain tente de me tirer en arrière, ses yeux marrons agrandis par la panique.
-Je te tiens, s’exclame-t-il d’une voix agitée. Tu ne vas pas tomber.
Je ne réagis pas, mais je sens quelque chose bouger à l’intérieur de moi. Comme un souvenir soudain ramené à la vie, je reconnais la chaleur familière de la colère.
L’Humain s’est approché de moi alors que je voulais m’éloigner le plus de lui.
Il me touche et j’ai horreur de ça.
-Lâche-moi, je maugrée, et le son de ma voix est quelque chose de fabuleux dans mes oreilles.
-Si je te lâche, tu vas tomber, et je ne veux pas ça, répond-il d’un ton ferme.
Il lâche ma cheville et entoure mon poignet de ses deux mains. Je sens qu’il tire avec force. Je grogne, mécontente. Mais je me laisse faire. Mon pied gauche entre en contact avec le bois du ponton. Le garçon arrête de tirer, mais il ne me lâche pas. Nous restons immobiles quelques instants, sans nous regarder. Puis je rentre l’autre jambe dans le bateau et me mets debout. Étrangement, j’ai les jambes qui tremblent et je me sens terriblement faible.
Mais je ne me sens plus vide, car les braises de la colère se sont rallumées. Et quelque chose d’autre me remplit, je ne sais pas quoi.
-Lâche-moi, je répète à l’intention du garçon en le regardant pour la première fois dans les yeux.
Il semble vouloir protester, mais il finit par obéir. Il y a un silence. Je n’aime pas l’effet que sa présence a sur moi, avec son maudit Ma’Ahid. Mais d’un autre côté, savoir qu’il est là me fait du bien.
-Est-ce que tu… commence soudain le garçon, mais il s’interrompt.
Ses épais sourcils sont froncés et son regard est rivé sur le sol. Il semble agité. Il prend une inspiration et lâche de but en blanc, levant les yeux vers les miens :
-Est-ce que tu allais te suicider ?
Je lui rends son regard et reste coite.
Est-ce que j’allais vraiment me suicider ?
Le mot écorche mes pensées.
Je sens mon visage se transformer en rictus.
-Je vais dormir, lâché-je en m’éloignant déjà.
Je m’en vais sans me retourner et rejoins la cabine puante. Je me jette sur ma couchette sans même enlever mes chaussures. Il y a un instant, je me sentais vide et froide. Désormais, des milliers de choses bouillonnent en moi. Mes yeux demeurent ouverts et fixent la paroi en bois.
Je me suis à peine allongée depuis quelques minutes que la porte de la cabine s’ouvre. Je me retourne pour voir le nouvel arrivant et je retiens un grognement en découvrant le garçon. Celui-ci s’arrête sur le perron, l’air surpris. Puis un sourire fend son visage et il dit d’un ton amusé :
-Les Aetheri ont un drôle de sens de l’humour.
Il va s’asseoir sur sa couchette mais ne détache pas son regard de moi. Je me recouche dos à lui, agacée. Le silence tombe sur la cabine, mais je sais qu’il me regarde encore, et ça fait croître mon irritation.
Au bout d’un long moment, des bruits m’indiquent qu’il quitte enfin son observation et qu’il s’allonge. Il fait sombre dans la cabine, la nuit est proche.
-Bonne nuit, lâche le garçon. Au fait, je m’appelle Isaac.
Je ne réponds pas et ferme les yeux.

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Post III
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Lun 30 Juil 2018, 22:41

Je suis arrivée sur la terre ferme. Chaque pas m’éloigne du bateau sur lequel il s’est passé des choses qui n’auraient pas dû arriver. Je suis soulagée de m’en éloigner. Je ne veux pas me souvenir des pensées qui ont pu me traverser sur le ponton du bateau. Je ne veux pas me souvenir du visage de cet Isaac, qui me renvoie lui aussi à ces mêmes pensées. Alors j’oublie.
-On est où, ici ? je demande à un inconnu qui s’affaire sur le minuscule port.
Il relève un regard éteint vers moi.
-Au nord du Continent Dévasté, répond-il en retournant déjà vaquer à ses occupations.
La nouvelle me tord l’estomac. Le Continent Dévasté, c’est très loin de Lumnaar’Yuvon. Une vague d’appréhension et d’excitation me parcourt.
-Qu’est-ce qu’on peut faire, au nord du Continent Dévasté ? je demande encore à mon informateur.
Ce dernier ne prend même plus la peine de me regarder, ce dont je me fiche royalement. Il hausse les épaules.
-Ici, rien de particulier. C’est un port qui n’accueille que les bateaux trop petits pour intéresser Sceptelinôst ou dont le capitaine a fait tellement de grabuge qu’il n’a même plus le droit d’y aller.
Je tique.
-Sceptelinôst ? je répète.
-Ouais.
-Comment on y va, d’ici ?
-À pied ? T’en as pour bien quatre jours de marche, en longeant la côte. Je te conseille pas d’aller dans les terres, t’as pas envie de te retrouver dans l’Antre des Damnés.
J’acquiesce. La perspective de ne me trouver qu’à quatre jours de marche de Sceptelinôst me plonge dans un état proche de la jubilation.
Sceptelinôst. La ville portuaire mythique, dont Kobalt me parlait avec du mépris dans la voix mais dont la simple évocation a depuis toujours éveillé des papillons dans mon estomac.
Sceptelinôst, le paradis de la débauche et de la corruption.
Sceptelinôst, une ville, une grande ville, comme je n’en ai jamais vue, comme il n’en existe pas à Lumnaar’Yuvon.
À quoi ressemble une maison à étages ? À quoi ressemblent des grandes avenues pavées ? À quoi ressemblent des rues remplies d’ombre à cause des bâtiments trop hauts qui la bordent, des places regorgeant de monde, les habits de citadin ?
Il faut que je me rende à Sceptelinôst, tout de suite.
-C’est par où ? je demande à l’inconnu.
-De quoi ?
-Sceptelinôst.
-T’as pas de carte ?
-Non.
Il interrompt momentanément ce qu’il fait et semble hésiter un court instant.
-Je crois que tu peux rejoindre le chemin côtier par là, et après tu le quittes pas.
-D’accord.
Sans plus de cérémonie, je tourne les talons et suis la direction qu’il m’a indiquée. Je me sens incroyablement bien, portée par la flamme de mon impatience et les poumons remplis d’énergie.

Je me suis perdue, parce que j’ai pris le chemin côtier dans le mauvais sens. Ça m’a pris une journée entière pour m’en rendre compte. Ça m’a pris une journée supplémentaire pour rebrousser le chemin que j’ai pris de travers. Ça m’a mise d’humeur irascible de repasser par le port que j’avais quitté l’avant-veille. Je déteste les quatre jours qui me séparent encore de Sceptelinôst. Je n’ai qu’une hâte – arriver.
Je croise pas mal de gens sur ma route. Le sentier côtier est assez fréquenté, surtout par des commerçants qui transportent leurs marchandises, j’ai l’impression. Je n’aime pas beaucoup être sans arrêt en train de croiser du monde. Je sens leurs regards se poser sur moi. Je sens que certains regards ne reflètent que du mépris.
Parce que je suis Réprouvée.
Ce n’était pas comme ça, sur le Continent Naturel. En tout cas, je ne l’avais pas remarqué. Mais réflexion faite, je n’ai pas remarqué grand-chose de mon environnement pendant la première partie de mon voyage, à part les montagnes quand je les ai traversées. J’étais surtout en colère.
Là tout de suite, je suis encore en colère, mais plus pour les mêmes raisons. Là tout de suite, je suis en colère parce que j’ai chaud, parce que j’ai soif, parce que j’ai mal aux pieds et que je transpire et que je suis encore à quatre jours de marche de Sceptelinôst, sérieusement, pourquoi je peux pas voler sur plus de cinq cents mètres sans me fatiguer, je dois être le pire Réprouvé des Terres sur ce plan.
Je tourne mon regard vers la mer, qui s’étend au loin, sur ma droite. Son tissu étincelle sous le soleil de plomb, que je ne peux pas éviter parce qu’évidemment, sur les côtes, il n’y a que des pins maigrichons qui font de l’ombre à mes pieds, certes, mais pas à mon front qui cuit et transpire à grosses gouttes.
J’arrive à faire abstraction de toute l’irritation dont souffre mon corps pour me plonger dans la mer. Elle est belle, comme d’habitude.
Mais je ne vais pas m’approcher. Je préfère m’en tenir un peu éloignée. Depuis le bateau.
Je détourne le regard. Ma gorge m’a rappelée à l’intérieur de mon corps, en décidant de se faire papier et de me donner la sensation d’étouffer. Je pousse un souffle excédé. Je suis excédée contre tout, tout m’énerve. Allez vous faire foutre, les pins rachitiques.
Dans mon dos, un bruit s’élève, cris et grondement de sabots. Je me retourne vivement. Je vois une charrette arriver en trombes dans ma direction. Je me raidis et fais quelques pas précipités sur le côté ; je trébuche et tombe arrière-train en premier dans le fossé qui borde la route. Je regarde, incrédule, la charrette s’approcher à toute vitesse et j’entends le conducteur rire aux éclats, imité par son voisin et les passagers installés dans la charrette.
Mon ébahissement s’accroît lorsque l’engin ralentit brusquement et finit par s’arrêter totalement, pile à ma hauteur. Je plisse les yeux, éblouie par le soleil qui se déverse dans mes rétines, et rends un regard furieux à celui que m’adresse le conducteur de la charrette.
-Besoin d’aide ? me lance le jeune homme avec un sourire insupportablement joyeux.
Une furieuse envie de l’étrangler prend possession de moi et me sort de mon hébétude.
-Va te faire foutre, je réponds tout en entreprenant de me remettre sur mes pieds, non sans déraper une ou deux fois sur le sol instable, ce qui a le don de m’irriter encore plus.
-Du calme, Mademoiselle, répond le garçon en haussant les sourcils.
-Je suis pas ta Mademoiselle, je crache en regagnant le sentier, et je me calme si je veux.
Je me plante devant la charrette et jette le regard le plus haineux dont je suis capable au conducteur. Il ne semble que modérément impressionné et ça me met d’autant plus en rogne. À côté de lui, son acolyte s’agite un peu.
-Comment tu parles à mon ami ? lance-t-il en se redressant. T’as pas appris le respect, chez les Réprouvés ?
Un voile rouge descend instantanément sur mon esprit.
-Qu’est-ce qui se passe, les garçons ? Qui est cette femme ?
-On sait pas, mais elle est énervée.
Oui, je suis énervée. Je suis furieuse, même. J’ai envie de casser des dents. J’ai même l’absolue certitude que je vais casser des dents.
-Bon, tu ne veux pas dégager, le chemin, maintenant ? demande le copilote du conducteur d’un ton ennuyé. On a une livraison à faire, nous.
-Ah et ton patron il sait que vous faites la course sur la route et que vous renversez des gens en passant ? je réplique.
Je m’étonne vaguement d’arriver à répondre avec autant de clarté alors que tout a pris feu à l’intérieur de moi.
-On t’a pas renversée, t’es tombée toute seule, se moque le garçon.
-Laisse tomber, Tobias, intervient le conducteur, ça sert à rien de rentrer dans son jeu.
-Laisse-moi au moins la faire redescendre d’un cran.
-C’est facile à dire quand t’es perché en haut de ta charrette, je crache.
Je sais que nous jouons à un jeu de provocations et ça m’ennuie. Je sais qu’il y en a que ça amuse, de faire une sorte de tour préliminaire à la cogne, mais moi je déteste ça. Je trouve ça ridicule et ça fait perdre du temps, alors que chaque nerf dans mon corps anticipe le moment où je vais me jeter en avant.
-Ah ouais ? Tu veux que je descende ? répond le Tobias, piqué à vif.
Je n’y tiens plus. Je me précipite vers le fanfaron et, prenant appui sur le rebord de la charrette, je lève le bras pour attraper son col. Je le tire vers moi d’un coup brusque.
-Je viens te chercher, je grogne, mon front presque collé au sien.
Ses yeux gris sont agrandis par la surprise et peut-être par la peur. Ce regard envoie une décharge électrique dans mon estomac.
Je tire encore plus fort sur son col et, tandis qu’il pousse un cri, je le fais basculer par-dessus bord. Il s’écrase par terre, à mes pieds, sous les exclamations de son groupe.
-Mais t’es folle ? s’exclame le conducteur en sautant à son tour de sa place.
Je l’ignore. Je me jette sur Tobias qui essaie de se relever, je l’entraîne une nouvelle fois dans la chute, mes genoux heurtent violemment le sol quand j’atterris au-dessus de lui, j’empoigne sa chemise, j’envoie mes poings. La douleur explose dans mes phalanges, se diffuse dans mon avant-bras. J’exulte, je suis hors de moi. Ça fait du bien, ça fait souffrir.
On m’attrape par les épaules et je me sens malgré moi basculer en arrière.
-Lâche-le, t’es tarée !
C’est le conducteur. Je me relève en poussant un grognement de hargne et tente de le frapper à son tour. Il m’attrape les poignets et me les immobilise fermement. Je vois son visage crispé par l’effort et la concentration. J’envoie mes pieds dans ses tibias, il lâche un cri de douleur mais ne me lâche pas, c’est qu’il est résistant lui.
Tobias s’est redressé. Du coin de l’œil, je remarque qu’il y a du rouge sur son visage plein de haine et j’en éprouve une vive satisfaction. Mais maintenant il se dirige vers moi et je ne peux rien faire contre le poing qu’il envoie dans ma pommette droite. La douleur est atroce. C’est toujours le pire, à la tête.
Je lutte pour rester debout sur mes pieds. Je pousse un cri hystérique, je me débats, lâche-moi.
-Lâche-moi !
-Elle est démente !
-Sale Réprouvée !
Je souffle bruyamment. Ma rage est au-delà de toute limite.
Je déploie mes ailes, envoyant valser Tobias au passage. À moitié aveuglée, j’envoie au hasard mes ailes dans la figure du conducteur, puis je balance mon genou dans la partie sensible de son anatomie, ça a marché, il m’a lâchée. Hors de moi, je bats avec vigueur des ailes et je ne tarde pas à m’élever de quelques mètres. Ça fait paniquer les chevaux, qui s’agitent et hennissent. À leur tour, les deux filles assises dans la charrette poussent des cris apeurés. Je fonds sur elles. J’en attrape une par les cheveux, celle qui m’a traitée de « sale Réprouvée » « sale Réprouvée » « sale Réprouvée ». Je tire fort sur les cheveux, aussi fort que je peux. Et j’envoie mon poing libre droit dans sa figure. Elle pousse un cri de douleur et son acolyte couine depuis le coin dans lequel elle s’est terrée.
J’ai envie de détruire tout ce qui m’entoure. Il faut que je le fasse. Je sais. Je vais utiliser la magie, même si je ne l’utilise pas souvent et encore moins la magie des Ténèbres. Mais elle est ma merveilleuse alliée, en cet instant.
Mon pied est enveloppé de magie lorsqu’il frappe le plancher de la charrette de toute sa force. Il passe à travers le bois et je sens des échardes s’enfoncer dans ma cheville. Je frappe encore. Et encore. Détruire, tout. Poings pieds genoux tout frapper et tout casser.
On m’attrape. On m’immobilise. Je reçois des coups. Je ne peux plus détruire la charrette.
J’ai mal. La magie reflue en moi. Je n’ai plus envie de détruire la charrette. Je mords un doigt. Je veux partir d’ici.
Je me débats avec rage, je reçois un coup dans les côtes qui me coupe le souffle. Je parviens à me dégager.
Je saute de ce qui reste de la charrette. Dans les cris de colère qui retentissent derrière moi, je m’enfuis en courant de toute la vitesse de mes jambes.
Je cours longtemps. Je mets aussi longtemps à me rendre compte qu’on ne m’a pas poursuivie. Je finis par ralentir. Je suis en nage et ne tiens plus debout.
J’ai terriblement soif.
J’ai très mal aux pieds.
Je m’effondre par terre et ferme les yeux. Au loin, j’entends la mer chuchoter ses mystères.

2 112 mots
Post IV
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Dim 26 Aoû 2018, 14:53

J’erre dans les rues de Sceptelinôst. La nuit est là depuis longtemps. Ma hanche me fait encore mal, cette Kiir’Sahqon de la taverne m’a frappée vraiment fort. Mais c’était un combat que j’ai bien aimé. Il m’a rappelé Naakar’Lus et la lumière dorée de Lummaar’Yuvon. Je crois que l’ambiance qui régnait dans le bar m’a fait du bien.
Mais je n’ai ni le besoin, ni l’envie de penser à Lummaar’Yuvon quand je suis en train de marcher dans les rues de Sceptelinôst. C’est une ville, oui. Une ville immense. Il y a de la lumière partout, même s’il fait nuit. L’obscurité complète qui s’abat sur la campagne une fois le soleil disparu à l’horizon n’existe pas dans la vie citadine. La lumière est synonyme de vie, derrière les fenêtres troubles qui semblent flotter plusieurs mètres au-dessus de ma tête, quand je me dévisse le cou pour apercevoir le sommet de ces maisons à étages qui n’en finissent plus. Le sol des rues est incroyablement sale. Je n’ai jamais vu autant de crasse. L’ensemble de la ville semble plongée dans une odeur d’iode et de douce décomposition. C’est âcre, mais ça m’excite. C’est l’odeur de la ville. Je suis dans une ville, je suis à Sceptelinôst.
Il y a encore quelques personnes qui parcourent les rues à cette heure. La ville semble ne jamais dormir. Les gens que je croise ont l’air maussade et gris. Ils sont inintéressants. Je me lasse vite de les regarder.
Le froid commence à s’immiscer dans la nuit. Je sors de mon sac mon manteau en peau, qui me réchauffe instantanément. Mais un voile d’inquiétude s’abat sur moi, parce que je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je me trouve et que je ne sais pas où je vais dormir cette nuit. Je pourrais dormir dans la rue, mais ça m’a l’air vraiment inconfortable et l’idée d’être vulnérable sous les yeux de tout le monde ne me plaît pas du tout. Quand je regarde sur les rebords de la chaussée, je découvre des silhouettes sombres et sales, presque invisibles face à l’éclat de ce qui se passe au-dessus de la terre. Je capte néanmoins quelques regards. Ils sont torves et mauvais. Je détourne vite mes propres yeux. L’envie de dormir dehors m’a définitivement passée.
La nuit est vraiment bien avancée. En plus d’avoir froid, je commence à fatiguer. Je ne suis pas la seule. Peu à peu, le brouhaha des bars perd en intensité, reflue vers l’intérieur des bâtiments et ne déborde plus sur la rue.
Sauf un. J’entends des éclats de voix bien avant d’arriver à la hauteur des lumières jaunes qui quadrillent les pavés. Je m’approche, ma curiosité piquée. Je ralentis le pas en arrivant devant et finis même par m’arrêter pour regarder par les fenêtres.
La porte est seulement entrouverte mais j’entends distinctement les voix se croiser. Essentiellement des voix d’hommes, comme dans tous les bars qui se sont dressés sur ma route depuis que je suis arrivée en ville. Je suis traversée brièvement par une interrogation : où se trouvent les femmes, à Sceptelinôst ? Mais mon attention est bien vite recentrée sur la scène qui se déroule sous mes yeux.
Derrière le vitrage crasseux, je distingue le visage crispé du tavernier, qui slalome entre les tables pour servir ses clients, qui n’occupent largement pas tout le bar mais passent leur temps à passer commande. Ces derniers appartiennent tous au même groupe. Ça se voit à la manière similaire qu’ils ont de se comporter, et aux rires qui fusent à travers la pièce. Ils ont l’air d’habitués des lieux. Ils posent des regards régaliens sur la taverne, comme si elle leur appartenait.
Il n’y a presque que des hommes, mais un des individus les plus détonants est du sexe opposé. Je la regarde longuement. Elle est petite, maigre et ne semble pas plus âgée qu’une adolescente. Mais elle parle sans s’arrêter et accompagne ses dires de mouvements incessants des bras. Et surtout, elle a de grandes ailes rouges dans le dos.
Une Kiir’Sahqon.
Je n’en ai pas vu beaucoup dans ma vie, puisque ce n’est pas à Bouton-d’Or que les gens vont faire la guerre. Croiser la route de deux d’entre eux en l’espace de la même journée accroît encore mon estime de Sceptelinôst. Il doit s’y passer des choses terribles. Mon esprit me joue un tour et fait descendre Kobalt dans le décor d’une querelle de rue dans la ville portuaire. Je grince des dents. J’aimerais bien, l’y voir, le vieux croûton.
Je le chasse de mon esprit et regarde la fille encore quelques instants. Je remarque une manie chez elle, celle d’agiter régulièrement sa tête pour secouer ses mèches courtes et rebelles, qui sont d’un blanc immaculé, à l’exception d’une de celles qui tombe sur son front, teinte en rose vif. Elle dénote vraiment, encerclée par les armoires à glace barbues qui l’écoutent parler.
J’ai pris ma décision avant de m’en rendre compte. Je me décolle de la fenêtre à moitié opaque de saleté et pousse la porte de la taverne. Je me fais immédiatement envelopper par la chaleur des lieux. L’ensemble des regards présents se tournent l’espace d’un instant vers moi et les conversations perdent du volume sonore.
-Dégage, grommelle un gars assis près de l’entrée. On a réservé, ce soir.
Je tourne un regard furibond vers lui mais ne réponds rien. Je n’ai même pas envie de lui parler. Pour une fois, j’ai envie d’opter pour une attitude indifférente. Je détourne les yeux et décide d’ignorer les commentaires qui fusent à la suite du premier. Je me dirige vers le fond du bar et m’assieds à une table dans un coin. Je sens les gens tendus à craquer et prêts à me sauter dessus. La plupart des membres du groupe sont des Réprouvés. Je sais comment ça peut finir, ce genre de situations. Mais l’adrénaline qui bat dans mes tempes me pousse à demeurer totalement impassible.
-Une bière, dis-je au tavernier d’une voix que je ne reconnais pas.
L’homme me jette un regard suppliant, mais il se tourne vers son comptoir sans protester.
-Eh, Gigi, intervient l’un des clients, tu ne vas quand même pas servir cette étrangère avant nous ?
Le tavernier semble sur le point de fondre en larmes, ce qui m’énerve. Mais ce qui m’énerve bien plus, c’est le qualificatif que l’homme a employé pour me désigner. Cela se voit-il donc tant que je ne viens pas d’ici ?
À ce moment, j’entends un raclement de chaise sur le sol et une vague d’agitation depuis un coin de la pièce qui se dérobe à ma vue.
-Laissez, je vais lui parler, à la péquenaude.
C’est une voix féminine et je n’ai aucun doute quant à sa propriétaire. Je me tends, oscillant entre fureur et excitation. Je ne tarde pas à voir apparaître la Kiir’Sahqon dans mon champ de vision. Elle est encore plus petite et mince vue de près. Elle s’avance d’un pas conquérant, en faisant claquer ses bottes noires sur le parquet, entourée de deux acolytes dont le visage est barré par un rictus. Derrière elle, des rires résonnent.
-Amuse-toi bien, Kaazin.
« Chaton ». Le surnom ne me paraît pas très impressionnant et je ne suis pas sûre qu’il plaise beaucoup à la fille, mais elle fait un signe de main à l’adresse de son public et s’avance encore sur quelques mètres, jusqu’à s’arrêter juste devant ma table. Les mains posées sur ses hanches anguleuses, elle baisse ses yeux bleu électrique vers moi. Je soutiens son regard sans broncher. Son petit sourire provocant m’irrite, mais je ne suis pas vraiment énervée. J’ai plutôt l’impression de me trouver dans une vaste mise en scène, et il est de notoriété que je suis un piètre public.
La fille me fixe longuement, puis elle laisse soudain échapper un rire léger et rompt le contact visuel. Dans un mouvement souple, elle tire le dossier d’une chaise à ma table et s’assied dessus en disant :
-Tu permets, je m’invite.
À ce moment, le tavernier arrive devant nous et dépose deux grandes chopes de bière entre la fille et moi. Je lève brièvement les yeux sur lui. Il transpire à grosses gouttes et son crâne dégarni luit à la lueur des chandelles.
La fille lui adresse un bref signe de la main et il s’éclipse. Elle prend la chope la plus proche et en avale une grande lampée. Je l’observe faire, interdite.
-Tu ne bois pas ? me demande-t-elle avec un sourire tandis qu’elle-même repose sa bière.
Je ne réponds pas.
-Pourtant, tu es venue dans cette taverne pour ça, non ? insiste-t-elle.
Je ne comprends pas à quoi joue cette gamine. Et ne pas comprendre m’irrite au plus haut point. J’ai la désagréable intuition que la Kiir’Sahqon cherche à m’intimider, ce qui m’énerve d’autant plus. Pas de chance pour elle, je n’en ai rien à faire d’elle.
-Tu es qui ? je lance d’un ton dégoûté.
La contrariété passe sur le visage de la fille, qui se mord la lèvre l’espace d’un instant. Ça fait briller le piercing qu’elle a au menton. Mais son sourire revient aussi vite et elle fait un geste de la main en s’exclamant :
-C’est vrai, on ne s’est pas présentés ! Quels impolis nous faisons, c’est normal que tu sois entrée ici si tu ne sais pas qui nous sommes.
Ça ricane dans le fond de la salle. Je n’avais pas remarqué, mais maintenant beaucoup de monde écoute notre échange. Je grince des dents. Cette fille se moque de moi et j’ai horreur de ça.
-Nous sommes les Boziik.
Les Audacieux. Rien que ça. Mes phalanges me picotent, j’ai de plus en plus envie d’envoyer mon poing dans le visage osseux de la gamine.
-T'as déjà entendu parler des gangs de Sceptelinôst ? poursuit cette dernière sans se douter de la menace qui plane au-dessus de sa tête.
Ma colère reste en suspens pour faire place à une lueur d’intérêt. Le mot « gang » est très attirant.
-Oui.
Je parle pour la première fois depuis un bout de temps. Le sourire de la fille s’élargit.
-Eh bien tu en as un sous les yeux, dit-elle d’un ton presque triomphal.
Je tourne mon regard vers les hommes qui peuplent la pièce. Ils me paraissent soudain bien moins lourdauds et stupides ; au contraire, j’ai maintenant très envie de leur parler.
-D’où est-ce que tu viens ? me demande la voix lointaine de la fille.
-De Lumnaar’Yuvon, réponds-je d’une voix distraite.
Il y a un court silence.
-C’est loin, ça, non ? demande-t-elle.
Je me tourne à nouveau vers elle. Elle ne m’impressionne pas pour un sou, elle aime juste fanfaronner. Mais elle est dans un gang, donc ça la rend intéressante. J’accepte de poursuivre la discussion :
-Ouais.
La fille prend une grande inspiration. Elle se met en biais et s’adresse d’une voix forte à notre auditoire :
-Cette femme vient de loin et ne connaît pas nos coutumes. Elle ne savait pas qui on était et on ne peut donc pas la punir d’être entrée ici. Mais je vous propose qu’on lui montre qui sont les Boziik !
Quelques exclamations et applaudissements fleurissent. Je ne suis pas sûre d’aimer beaucoup la tournure des événements. Je ne sais pas si je dois me préparer à casser des dents. Pour me donner de la contenance, je vide ma chope d’un trait.
Mais la fille se tourne à nouveau vers moi avec un petit sourire de travers et se contente de sortir quelque chose de sa poche. Elle le jette sur la table, entre nous deux. Je baisse les yeux dessus. Je ne vois rien d’autre qu’un petit sachet fermé hermétiquement.
-Tu connais ? demande-t-elle sur un ton plus confidentiel.
Je hoche la tête en signe de dénégation.
-C’est quelque chose qui vaut la peine d’être expérimenté. Un combat de bras de fer. Si tu gagnes, moi et ce sachet, on s’occupe de ta nuit.
Elle pose le coude sur la table et me tend sa poigne. Je n’hésite pas longtemps.
-Ok.

Post V
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Dim 26 Aoû 2018, 15:01

J’attrape la main de la gamine et plante mon regard dans le sien. Sa paume est deux fois plus fine que la mienne mais sa poigne est forte. Elle ne se départit pas de son sourire. Ça m’irrite encore, mais désormais je n’écoute plus que l’excitation du défi qui bat dans mes tempes.
-Comment tu t’appelles, étrangère ? me demande la fille à voix basse.
Je n’aime pas qu’elle me qualifie d’étrangère. Je vais lui montrer, à ce rejeton de la ville, ce que les Réprouvés de Lumnaar’Yuvon ont dans le ventre.
-Anîhl.
Je resserre un peu mes doigts autour des siens. Mon biceps se contracte déjà un peu. J’ai à peine conscience des autres membres du gang qui se rassemblent autour de nous avec des échanges excités. La fille passe sa langue sur sa lèvre supérieure, ses yeux bleus brillent.
-Moi c’est Menolee.
-Commencez, les filles, on n’a pas que ça à faire ! s’exclame une voix dans notre public désormais tout proche.
C’est le signal qu’attendait Menolee. Je contrecarre la pression qu’elle exerce soudain sur mon bras. Je suis surprise de sentir autant de résistance dans un corps aussi maigre. Mais elle n’a aucune chance, je le sens immédiatement. En même temps, quelle idée d’avoir une charpente aussi fine en étant réprouvée. Ce n’est pas pour rien que les Zaahin ont donné à la plupart des membres de leur peuple un corps de combattant.
Nous luttons plusieurs minutes, parce que j’ai envie d’épuiser un peu cette gamine prétentieuse. Son visage est tendu mais ne laisse rien paraître de sa fatigue, en revanche je sens son bras trembler, ce qui me procure une intense satisfaction. Le public qui crie son enthousiasme à ma gauche augmente d’autant plus ma délectation. Enfin, je décide de mettre fin à ce combat. Je force un coup sur mon bras et, dans un bruit sourd vite étouffé par la clameur des voix, la main de la fille heurte la table.
Je me redresse et souffle un coup, j’ai très chaud, soudain. J’adresse un rictus à la douzaine d’hommes qui m’acclame et me commande à boire.
-Pas de chance, Kaazin ! s’élève une voix parmi le tumulte.
Je jette un coup d’œil à la Menolee. Elle a l’air contrarié. Mais elle finit par se reprendre et me lance avec un sourire forcé :
-Un pari est un pari ! Viens avec nous, on va te faire découvrir les splendeurs de Sceptelinôst.
Je la regarde attraper le sachet qu’elle avait posé sur la table puis se lever, le regard à nouveau conquérant. Je trouve cette fille irritante mais aussi très attirante. Sa proposition me donne envie. Je délaisse ma chaise à mon tour.
-On y va, les gars ! lance Menolee après un regard satisfait dans ma direction.
Nous quittons la taverne avec chaos. Plusieurs gars se mettent à me parler en même temps mais je n’écoute pas vraiment ce qu’ils me racontent. J’observe plutôt l’ensemble du groupe. Leurs rapports sont très différents de tout ce que j’ai pu voir à Bouton-d’Or et sur ma route jusqu’ici. Il est évident qu’ils n’appartiennent pas à la même famille, mais ils sont étonnamment familiers entre eux. Et ils dégagent tous quelque chose qui éveille de l’excitation au creux de mon ventre.
Je marche au milieu d’un gang. Cette simple constatation fait couler un magma d’adrénaline dans mes veines.
Je remarque soudain que la tignasse blanche de Menolee s’est rangée à ma hauteur. Maintenant que nous sommes toutes les deux debout, je constate que je la domine d’une tête. Il n’empêche que son regard d’acier gomme la différence de taille.
-Tu as de la chance, déclare-t-elle d’une voix claire. On va te montrer un de nos squats.
J’acquiesce. Je ne sais pas à quoi je dois m’attendre.
Je le découvre bien assez vite : le cadavre éventré d’une maison, dans lequel ont été disposées des couches et des meubles de récupération hétéroclites. Des lampes à naphte éclairent l’ensemble d’une lueur tremblotante, qui donne à la maison des airs de caverne. Les hommes se jettent sur les couches avec des grognements satisfaits dès que nous arrivons, mais Menolee reste à mes côtés. J’ai à peine fait quelques parts dans le repère qu’une forte odeur m’enveloppe : un mélange d’humidité et d’une fragrance piquante qui me saute à la gorge.
-Fais comme chez toi, m’invite Menolee en s’asseyant sur un fauteuil défoncé.
Elle croise ses jambes pâles et pose ses bras sur les accoudoirs effilochés, son regard bleu ne me quittant pas. Je m’assieds sur un coin inoccupé de couche.
Menolee sort de sa poche le sachet et l’ouvre. Aussitôt, je remarque que les regards autour de moi changent. Une décharge d’excitation descend le long de mon dos.
-Dam’, lance Menolee en tendant une main en direction d’un homme petit et large.
-Ça vient, Lee, répond l’intéressé en fouillant dans les nombreuses poches de son manteau en cuir élimé.
Il finit par en extraire un objet allongé. Je reconnais une pipe. Il se penche en avant et la tend à Menolee, qui l’attrape. D’un geste habitué, elle attrape le contenu du sachet et le déverse petit à petit dans le réservoir de la pipe.
-Dis-moi, Anîhl, commence-t-elle en continuant son manège, qu’est-ce qui t’amène à Sceptelinôst, aussi loin de chez toi ?
Je me crispe. Je n’aime pas du tout me faire interroger comme ça.
-Ça ne te regarde pas.
Il y a des bougonnements dans l’assemblée.
-Surveille tes paroles, paysanne.
Je jette un regard furibond à celui qui vient de dire ça.
-Du calme, les gars, intervient Menolee, la pipe désormais coincée entre les dents.
Les protestations se réduisent à des murmures. Je me demande comment cette bande de solides gaillards a pu se réduire à obéir à une mioche comme Menolee. Ils pourraient l’écrabouiller n’importe quand. Mais quand je regarde les visages des hommes autour de moi avec un peu plus d’attention, je me rends compte que la crasse et les cicatrices les rendent plus vieux qu’ils ne doivent l’être réellement. Aucun d’entre eux ne doit être plus âgé que moi, dans le tas.
Il y a un bruit de frottement, puis une odeur de brûlé me chatouille les narines. Je tourne la tête vers Menolee. Elle a allumé la pipe. Elle tire longuement dessus, puis expire en fermant les yeux. Elle disparaît brièvement derrière un nuage de fumée.
Je la regarde faire, fascinée. Ce qu’elle fume a la même odeur que l’ensemble du squat. À Lummaar’Yuvon, on fume peu et seulement du tabac. Ça n’a pas la même odeur. Dans le cercle qui m’entoure, tous ont l’air habitués à ce rituel.
Menolee tire encore plusieurs fois sur la pipe et son expression se fait absente. Un petit sourire flotte même sur ses lèvres, et il n’a rien à voir avec l’air arrogant qu’elle abordait dans la taverne. Elle finit par me tendre l’objet.
-Tiens, essaie.
Je prends la pipe et la porte à ma bouche. Je ne sais pas vraiment comment faire et je me mets à tousser dès l’instant où de la fumée entre dans mes poumons – j’ai l’impression d’avoir avalé l’Océan de travers. J’entends quelques rires autour de moi, ce qui m’irrite au plus haut point. Je m’efforce d’étouffer ma toux et de faire taire du regard les rigolards, mais des larmes me montent aux yeux et ça ne doit pas être très impressionnant.
Malgré tout, je tire une nouvelle fois sur la pipe, déterminée à leur montrer que je sais faire aussi. Je tousse encore un peu, mais moins que la première fois. En revanche, ma tête se met soudain à tourner et j’ai la sensation que mon corps devient cotonneux. C’est une sensation très étrange.
-Bienvenue à Sceptelinôst, dit la voix lointaine de Menolee.
Je crois que je souris mais je suis déjà partie de ma tête.

Mon séjour à Sceptelinôst s’étire dans les jours, puis dans les semaines. Je passe toutes mes soirées au squat des Boziik. Je ne leur parle pas beaucoup mais ce que nous y faisons ne nécessite pas beaucoup de paroles. Pendant la journée, je traîne dans la ville. Je me perds dans les ruelles crasseuses. J’observe les commerçants qui entretiennent tant bien que mal leurs minuscules boutiques, les marins renfrognés qui arpentent les quais interminables, les gens louches qui croisent ma route et me jettent des regards dissuasifs. Peu importe où je me trouve, je vois des gens faire affaire. Des bourses et des marchandises changent sans arrêt de paire de mains. Et ce ne sont pas des accords commerciaux dans les règles de l’art. Ça se voit rien qu’à l’air secret que revêtent le vendeur et l’acheteur.
Menolee m’accompagne dans certaines de mes explorations. Elle me raconte des histoires lugubres qui se sont déroulées dans les rues que nous traversons. Je la crois sur parole, parce que je suis tombée plusieurs fois sur un corps éventré et à moitié dissimulé derrière une montagne de détritus. Menolee m’emmène parfois dans un bâtiment obscur, tenu par une femme deux fois plus large d’épaules que moi et nommée Zora, qui fait office de quartier général des Boziik.
-C’est Zora qui m’a donné le surnom de Kaazin, m’explique Menolee, perchée sur le comptoir de la taverne, qui remplit le rez-de-chaussée du bâtiment.
-Et je lui ai donné son premier travail quand elle est arrivée ici, grogne la tenancière tout en astiquant un verre avec un torchon grisâtre.
Zora tient un bordel.
Mais Menolee ne sillonne avec moi qu’une zone peu étendue de la ville.
-Chacun son territoire, m’a-t-elle dit avant de me laisser poursuivre mes explorations en solitaire.
De toute façon, je préfère rester seule. La présence occasionnelle de la Kaazin et de ses acolytes ne me dérange pas, mais ils ne seront jamais plus agréables que ma propre compagnie.
Je suis à Sceptelinôst depuis deux semaines. Peut-être un peu plus. Je n’ai plus d’argent. Il faut que je renfloue les caisses.
-Prenez-moi au moins pour une soirée d’essai, j’insiste auprès du tavernier, au milieu du brouhaha des clients.
Il me jette un coup d’œil maussade. J’ai envie de le secouer comme un prunier pour qu’il arrête de me regarder comme ça et qu’il accepte ma candidature, mais je me doute que passer à l’acte ne facilitera pas les choses. Je m’astreins difficilement au calme.
-Si ça peut te faire arrêter de me harceler, c’est d’accord, finit-il par maugréer. Mets ça.
Il me tend un tablier couvert de taches de gras. Je le prends en tentant de masquer mon dégoût et l’enfile par-dessus mes vêtements, qui sont presque aussi sales.
-Regarde les autres serveurs et apprends vite, me lance le patron avant de disparaître dans les cuisines.
Je me retourne vers la salle, un peu perdue. Tout à coup, la perspective de travailler et d’avoir des responsabilités fait souffler un vent de panique en moi. Pourquoi ai-je choisi le métier de serveuse en particulier ?
Je finis par attraper un plateau derrière le comptoir et je me dirige la tête haute vers la première table sur ma route.
-Vous désirez ? grincé-je à l’intention des clients.
Ils lèvent un regard indifférent vers moi.
-Une bière, grogne l’un d’eux.
-Et moi un cognac, dit l’autre en se concentrant déjà à nouveau sur son jeu de cartes.
Je serre les dents et me retiens de leur envoyer mon plateau dans la tête. On ne parle pas comme ça à Anîhl. Puis je me souviens de la paye qui m’attend à la clé.
-D’accord, je grommelle en repartant vers une autre table.
-Trois hydromels ! m’interpelle une voix sur le chemin.
Je tourne la tête, furibonde, vers celui qui agite un doigt dans ma direction. Je le fusille du regard et il semble étonné. Je l’entends faire un commentaire à ses amis sur le mauvais caractère du personnel. Je sens la rage bouillonner en moi. Je fais demi-tour vers le comptoir pour tenter de me calmer, je dis en vrac et un peu au hasard les commandes que j’ai reçues, puis je repars, toujours aussi énervée.
-Vous voulez quoi ? j’aboie à la prochaine table.
Ils me regardent d’un air mauvais.
-C’est une manière de traiter ses clients, ça ? réplique l’un d’eux, un imposant barbu.
-Je traite les clients comme je veux, je grogne en retour.
-Il est où ton patron ? Je vais lui dire de te virer sur-le-champ.
-J’ai pas de patron, je réplique, abandonnant toute prudence. Et si t’as des comptes à régler avec moi, viens me chercher.
L’homme se lève. Il est immense, il me domine d’une bonne tête.
-Répète un peu ça, murmure-t-il d’un ton mauvais.
Je lui rends son regard, agressive. Puis je lui balance mon plateau à la tête. Il rebondit dans un bruit creux et s’écrase ensuite par tête. Le géant vacille, un peu sonné.
-Tu vas payer ça ! rugit-il en se jetant sur moi.
Mon souffle est coupé par l’impact et je me retrouve projetée en arrière. Je heurte une autre table dans ma chute et j’entends à peine les cris de surprise des autres clients tant la douleur qui explose dans mon dos est vive. Je mets quelque temps à me redresser, complètement sonnée. Puis je me propulse en avant pour rendre la pareille à mon adversaire.
-Qu’est-ce qui se passe ici ? tonne soudain la voix du tavernier.
Au prix d’un gros effort, je me coupe dans mon élan et me tourne vers lui. Il s’approche de moi avec une expression de pure colère sur le visage.
-Toi, n’espère même pas finir ton soir d’essai, dit-il d’un ton glacial. Je ne veux plus jamais te voir dans mon établissement.
Je ne me le fais pas dire deux fois. Je retire le tablier avec des gestes saccadés, je le jette aux pieds du tenancier, puis je sors à grands pas de la salle, sans un regard pour l’assemblée qui murmure sur mon passage. Je me retrouve dans la rue plus calme, mais au fond de moi ça bout toujours autant.
Tout à coup, je déteste cette ville.
Qu’est-ce que je fous encore ici ? J’aurais dû être partie depuis longtemps.
Je vais partir, oui. Quitter cette ville de malheur.
Rien ne me retient. Mon sac est sur mes épaules.
Je traverse les rues jusqu’aux remparts de la ville et m’en vais sans un regard en arrière pour Sceptelinôst.

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Mer 21 Nov 2018, 09:51

Le vacarme est apocalyptique, il entre en moi par les oreilles et par mon cœur qui s’arrache dans ma poitrine. Je suffoque, si je respire encore. Les croassements de corbeaux me piquent de leur bec sur la moindre parcelle de ma chair. C’est noir, c’est noir. C’est la fin du monde et je ne suis plus.
J’ouvre les yeux. Une lumière vive m’éblouit. Je suis encore morte pendant un instant, puis mes sens me rappellent à moi et je me redresse soudain en inspirant une grande goulée d’air. Avec l’oxygène arrive la sensation de la douleur. J’ai mal partout, comme si j’étais passée sous les sabots d’un troupeau de bicornes.
Une fois que ma poitrine a cessé de tressauter comme un tremblement de terre, je regarde autour de moi. Je suis à moitié enveloppée dans ma couverture, à côté du feu moribond que j’ai allumé la veille. Mon campement de fortune à la lisière de la clairière est le seul décor qui m’accueille.
Ai-je rêvé ?
Je sais que je n’ai pas rêvé. J’entends encore les corbeaux, je vois encore le monde exploser. Je vois encore le regard de Nikolaz s’éteindre dans sa chute vers le néant.
Je suis prise d’un haut-le-cœur et me plie en deux pour rendre ce que j’ai dans le ventre. Je tousse et crache de la bile qui me brûle l’œsophage. Ce que j’ai abandonné dans l’humus n’est que du liquide. Je n’ai pas mangé quoi que ce soit de consistant depuis un long moment.
Je passe une main tremblante sur ma bouche, puis sur mon front perlé de sueur.  
J’ai tué Nikolaz.
Ai-je vraiment été capable de commettre un tel acte ? Suis-je si horrible que cela ? Ses yeux bleus dansent devant les miens.
Je pousse un cri atroce et me recroqueville contre mes poings.
C’est pas possible. C’est pas possible. Anîhl !
-Dreell !
Ça monte en moi et ça déborde de mes yeux, les larmes mouillent mes paumes de mains et dévalent le long de mes joues, se mélangeant à ma transpiration.
Je me sens salie et poisseuse. J’ai tué Nikolaz, j’ai tué le meilleur être des Terres, comment tu vas vivre avec ça maintenant ? Tu détruis tout sur ton passage, ta route est pavée de cendres, autant mourir non je ne veux pas mourir, je ne m’aurai pas deux fois, je vais aller au bout de cette foutue éternité mais j’ai tué Nikolaz j’ai tué Nikolaz j’ai tué Nikolaz.
Mon esprit finit par retourner dans mon corps. Je décolle lentement les mains de mon visage, j’ai les yeux gonflés et piquants à force d’avoir pleuré. Je respire plus facilement, est-ce que je suis si habituée à être une personne infâme que je m’y fais plus facilement ? Je me sens horriblement poisseuse, je sens mauvais, un mélange âcre de sueur, de saleté et de sang. Prise d’un soupçon, je me démêle de mes couvertures et me redresse sur mes bras tremblants. Il y a bien une tache sombre sous moi.
Super. Il ne manquait plus que ça.
Je n’ai plus le choix, il faut que je me lève maintenant. Je me mets maladroitement sur mes pieds, ma tête tourne atrocement et un brutal mal de ventre me prend. Malgré tout, j’enroule mes couvertures en boule et je piétine les cendres fumantes de mon feu. J’attrape mon sac et me dirige vers le ruisseau que je me rappelle avoir traversé la veille – était-ce la veille ou ai-je dormi pendant trois années ? Mes gestes sont mécaniques et tremblants, mon corps est à bout. Mais l’urgence physique a un mérite, elle a gommé toute autre pensée.
Je m’effondre devant le courant clair et plonge les mains dans son clapotement joyeux. Le ruisseau n’est pas très profond et l’eau est froide mais cela fera l’affaire pour un bain. Je me déshabille avec des gestes fébriles. Je remarque à quel point j’ai maigri. J’avais repris un peu du poil de la bête à Sceptelinôst grâce aux réserves des Boziik mais j’ai eu le temps de tout perdre.
J’entre jusqu’à la taille dans l’eau. Je frissonne mais la fraîcheur me fait du bien. Je frotte vigoureusement ma peau avec mon pain, jusqu’à en avoir l’épiderme rouge vif. Laver toute cette crasse. Laver toute cette culpabilité.
Je finis par défaire les petites nattes dans mes cheveux et plonger ma tignasse dans l’eau aussi. Je ne sais pas quand est-ce que je les ai lavés pour la dernière fois. Ils sont incroyablement emmêlés mais je n’ai pas la patience d’en éliminer tous les nœuds. Je ferme les yeux et écoute l’eau tandis qu’elle passe dans mes cheveux.
Je me redresse lorsque le froid se fait trop mordant. Je ressors en faisant attention à ne pas m’entailler les pieds sur les cailloux déformés par l’eau et me sèche sommairement avec ma couverture. Je sors de mon sac mon éponge de mer, que j’ai obtenue à un prix exorbitant d’un marchand venu de loin, à Lummaar’Yuvon. Elle a valu son prix, car elle me sauve la vie lorsque les pires cinq jours du mois surviennent.
Il faut que je lave mes vêtements, car ils sont plus crottés que jamais. Je n’ai pas particulièrement envie de me promener à moitié nue en attendant qu’ils sèchent, mais l’idée de retourner dans des vêtements sales maintenant que je suis propre finit de me convaincre. M’adonnant à une activité qui m’est rare, j’entreprends de laver toutes mes affaires. Ça prend du temps, ça me fait mal aux muscles, mais ça m’occupe la tête.
Vêtue uniquement de sous-vêtements, je me mets ensuite en quête de nourriture. J’enfile mes bottes, attrape mon couteau et délaisse les berges du ruisseau pour m’enfoncer dans les bois. Le chant des oiseaux remplace le clapotis de l’eau. J’ai posé des pièges de fortune, la veille – ou en tout cas, le jour avant que je ne m’endorme et meure. Je suis très mauvaise à ça, j’ai seulement tenté de reproduire ce que j’ai eu l’occasion de voir au cours de mes vagabondages.
-Key’Jus, Fey’Mogrul, aidez-moi, je marmonne en scrutant les bois au rythme de mes pas.
Les deux premiers pièges sont vides. Je suis furieuse et désespérée en arrivant au troisième mais j’y découvre un écureuil. Je ne peux retenir un couinement de joie.
Je retourne à la rivière. J’ai ramassé quelques baies sur le chemin. J’ai appris à les reconnaître, avec le temps ; je ne tombe plus malade comme lors des premières semaines. Depuis combien de temps suis-je partie de Lummaar’Yuvon ? Cette fulgurante question me laisse pantoise. Je n’ai pas la moindre idée du temps qui s’est écoulé. De toute manière, le temps ne passe pas partout de la même manière. Si ça se trouve, dix ans sont déjà derrière eux, à Bouton-d’Or.
Mes vêtements sont encore humides mais je ne veux pas attendre une minute de plus pour manger. J’enfile le tissu glacé avec une grimace et emballe la couverture.
De retour au campement, je relance le feu avec les branches que j’ai ramassées en chemin et dépèce l’écureuil au son du crépitement des flammes. Je me rappelle brutalement à quel point ces gestes m’étaient insurmontables il y a quelques semaines. Une drôle de sensation m’envahit. Je n’ai pas l’habitude de penser au passé.
Comme si cette simple réflexion avait ouvert les vannes de ma mémoire, je me perds dans les méandres de mes souvenirs. Je réalise soudain tout le chemin que j’ai parcouru entre Lummaar’Yuvon et aujourd’hui. C’est un long parcours. Et ce n’est pas si terrible que ça, finalement. Je ne suis pas plus souvent en colère que lorsque je vivais avec les Réprouvés. Je ne sais même pas si Lummaar’Yuvon me manque. Je ne me suis jamais posé la question jusqu’à maintenant. Sa lumière dorée du soir sur les champs jaunes me manque, c’est certain.
Nikolaz me manque.
Quelques larmes roulent encore sur mes joues tandis que je repense à l’Ange.
-Pardon, murmuré-je en direction du feu.
La viande est cuite, je l’ôte des flammes et l’avale goulûment. Je ne peux retenir un gémissement.
Le temps que je finisse de manger, le jour a déjà achevé son déclin. Dans la pénombre et les étoiles naissantes, j’attrape un bout de bois et sors mon couteau. J’ai envie de remercier les Zaahin. Je suis souvent en colère contre eux, parce que je suis en colère contre tout le monde, mais aujourd’hui, je suis morte et j’ai tué Nikolaz, et pourtant je suis là et j’ai le ventre plein.
Je taille le bois pendant un long moment. Je ne suis pas aussi douée à ça que Kobalt, qui passait son temps à faire des offrandes aux Zaahin. Il me reprochait d’ailleurs tout le temps de ne pas montrer assez de gratitude à leur égard. Mais l’activité qui me paraissait autrefois pénible m’apaise à présent. Pour une fois, mon esprit n’est pas sur le pied de guerre ; il est caressé par le doux soleil de Lummaar’Yuvon.
Je veux sculpter un corbeau. Les copeaux de bois s’envolent avec les souvenirs et au rythme de mes errances.
Je relève les yeux vers le feu. Mon couteau suspend son travail.
Et maintenant ?
Combien de temps vais-je encore vagabonder ? Le jour où j’en aurai assez, vais-je simplement retourner à Lummaar’Yuvon ? J’essaie de me représenter la scène des retrouvailles avec Kobalt. Non, je suis furieuse contre lui ! Est-ce que je suis vraiment encore furieuse contre lui ? Je n’en sais rien, ça fait trop longtemps. Je crois que la carcasse de ma colère est vide.
Mais je n’ai pas envie de retourner à Lummaar’Yuvon pour autant. Ce n’est pas seulement Kobalt, c’est la vie à la campagne qui ne me convient plus. Je réalise cela comme un coup de massue.
Mais je ne peux pas errer éternellement dans les Terres. Je ne suis pas faite pour ça non plus. Bientôt, la lassitude me prendra et je voudrai m’arrêter. N’est-ce pas déjà le cas ?
J’éprouve une sensation très étrange face à mes brutales interrogations. J’ai presque la sensation que c’est une autre qui pense à ma place.
Je regarde longuement le feu. J’ai peur de me poser la question essentielle. Mais elle finit par surgir malgré moi.
Que faire de mon avenir ?
Une brusque panique menace de m’étrangler. Je n’ai pas d’avenir, mon avenir est annihilation, mon avenir est un voile opaque que je ne veux pas soulever.
Je baisse les yeux sur mon morceau de bois, encore à peine entamé. Je suis en pleine confusion.
Que font les autres Réprouvés de mon âge ? Je ne me suis jamais intéressée à eux car ils me paraissaient stupides mais Kobalt me disait souvent que je leur ressemblais. Je grince des dents à cette pensée. Mais je sais qu’ils partent tous de Lummaar’Yuvon peu après la fin de l’adolescence. Certains reviennent après quelques mois, d’autres restent « là-bas ».
Une lumière se fait dans mon esprit.
Je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt.
Mon couteau s’active à nouveau sur le bois. Je ne vais pas sculpter un corbeau, je vais sculpter un ours.
Je vais à Gona’Halv.

Post VII
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Mer 21 Nov 2018, 11:38

-Je ferai tout ce que vous demanderez, c’est promis.
Un long frisson de dégoût me descend le long de la colonne vertébrale. J’ai la sensation qu’on vient m’arracher ces mots de la bouche et qu’ils ont laissé derrière eux un goût âcre. Mais je suis sûre que c’est ce qu’aurait dit Nikolaz dans cette situation. C’est comme ça qu’il aurait obtenu un boulot auprès de cet ouvrier suspicieux.
Ce dernier plisse les yeux encore plus qu’il ne le faisait déjà, au point que son regard se retrouve réduit à deux petites fentes. Il a l’air vaguement ridicule, j’ai envie de lui cracher au visage, rien que pour cet air stupide qui est affiché dessus. Mais au lieu de ça, je reste immobile face à lui, au milieu du chantier animé.
-Bon, c’est d’accord, finit-il par grogner en détournant la tête d’un air ennuyé. T’as intérêt à être à la hauteur de ce que t’as promis. Et tiens-toi. J’ai entendu dire que les Réprouvés étaient des vraies furies quand ils s’y mettaient.
Je serre les dents. Mes poings me démangent. Mais non, il faut que je me tienne tranquille. Penser à ce qu’aurait fait Nikolaz à ma place. Au prix d’un effort, je parviens à acquiescer et même à vomir un :
-Merci.
Sans plus de cérémonie, le chef de chantier se détourne et aboie quelques ordres aux hommes qui s’agitent dans le squelette de la ferme en devenir. Je reste un peu à l’égard pendant quelques instants, observant le va-et-vient constant. Une boule d’appréhension me noue le ventre. Je me suis lancée sur un coup de tête, parce que j’ai vraiment besoin d’argent, mais je ne suis pas sûre d’arriver à bout de cette idée. J’ai peur que ça finisse comme toutes mes autres tentatives, c’est-à-dire en bagarre et en bourse toujours aussi vide. Mais je me ressaisis et avance vers le chantier. J’ai vraiment, vraiment besoin d’argent.
J’enjambe le matériel qui jonche le chemin et m’avance vers le centre de la ferme. Quelques regards se tournent sur mon passage. Je suis raide d’appréhension. Je me décide enfin à m’adresser à un gars, au hasard :
-Où est-ce qu’il y a besoin d’aide ?
L’homme est occupé à assembler deux poutres. Il finit ce qu’il a à faire puis désigne une direction du menton.
-Sur le toit, répond-il d’un ton indifférent. Tu peux enfoncer des clous.
J’acquiesce et lève les yeux vers le toit. Une demi-douzaine d’ouvriers y sont déjà perchés et agitent leur marteau à coups réguliers. Je déploie mes ailes et m’élève dans leur direction. J’ai déjà planté des clous dans ma vie. Ça devrait aller.
Les hommes me regardent bizarrement quand j’arrive et j’ai très envie de leur envoyer une remarque acerbe au visage, mais je me contiens, me contentant de leur lancer un regard peu amène.
-C’est pour quoi ? demande l’un d’eux, à califourchon sur une poutre vers ma gauche.
-Je viens aider.
-T’as du matériel ?
-Non.
-Il doit y avoir un marteau qui traîne quelque part. Mets-toi sur l’autre versant, on a plein de planches à fixer encore.
Je m’exécute en marchant précautionneusement le long des poutres qui me paraissent solides. Il n’y a pas de filet de sécurité, mais de toute façon, je peux m’envoler si je chute. Je me demande brièvement ce qu’il en est pour les ouvriers qui n’ont que leurs bras pour se retenir en cas de dérapage.
De l’autre côté du toit, il n’y a que deux ouvriers.
-Vous auriez pas un marteau ? je demande.
L’un d’eux m’en tend un sans un mot.
-T’es nouvelle ? me demande l’autre.
J’opine du chef.
-Regarde comment on place les planches, m’indique-t-il. Fais pareil et si jamais t’as besoin d’aide, demande-nous avant de tout fixer de travers.
J’acquiesce une nouvelle fois et m’installe comme je peux. J’attrape une planche et des clous, que je dispose dans ma bourse – c’est l’avantage quand elle est vide.
Soufflant sous l’effort, je soulève la planche et la cale correctement. C’est un geste que j’ai déjà effectué, par le passé. Nikolaz m’avait traîné pour aider des voisins lors de la reconstruction de leur annexe suite à un orage qui l’avait fichue par terre. Je remercie intérieurement Nikolaz pour son ennuyeuse insistance.
Nikolaz.
Ça fait quatre jours que je l’ai tué. Je ne réalise toujours pas l’horreur de mon geste. Je suis toujours en colère contre Nikolaz de m’avoir abandonnée à Bouton-d’Or. Mais maintenant, je suis aussi en colère contre moi d’être une personne si atroce. Et je suis encore en colère contre lui d’avoir pu mourir aussi facilement.
Mais je maîtrise ma colère. Parce que je sais où je vais. Je vais à Gona’Halv. Cette certitude pulse en moi depuis plusieurs jours. J’ai regardé sur ma carte où se trouvait Gona’Halv et je n’en suis plus très loin.
Mais j’ai désespérément besoin d’argent et ma bourse est vide. Il me faut de l’argent pour me payer le bateau vers l’île. Il me faut de l’argent pour ne pas avoir l’air d’un être misérable en arrivant. Car les militaires sont des gens extraordinaires et brillants, c’est certain. Ils font la fierté du peuple réprouvé. Le service chez eux est un passage obligatoire pour tous les Réprouvés. Ça m’irriterait au plus haut point de devoir me présenter les mains vides devant eux.
Je lève mon marteau et l’abats sur le premier clou. Je répète le geste, jusqu’à ce que même la tête du clou soit à égale hauteur que le bois clair. Je plonge la main dans ma bourse et attrape un deuxième clou. Je trouve cette activité étrangement satisfaisante.
Je plante des clous pendant une poignée d’heures. Mes deux collègues ne sont pas très bavards et surtout, ils ne s’intéressent pas à moi, et je trouve ça très bien. Le travail en est plus facile et je suis même grisée de constater à quel point ça me paraît facile de faire ce qui est attendu de moi sans m’embrouiller avec qui que ce soit.
-Bon, je crois qu’on a fini, lance l’un des deux hommes aux alentours de midi.
-Merci, la nouvelle, on a été efficaces grâce à toi, commente l’autre.
Je ne peux retenir un sourire, ce qui me fait une drôle de sensation. Je suis pleine d’un sentiment que je ne connais pas. C’est plus fort que de la satisfaction.
-Tu peux être fière de toi, renchérit le collègue. Allez, on descend, pause déjeuner.
De la fierté. Je médite quelques instants sur ce sentiment. Ce n’est pas désagréable. Puis je déploie mes ailes et me laisse planer jusqu’au sol. Les hommes ont tous quitté leur poste et se sont rassemblés autour du chef de chantier, qui distribue des rations de nourriture. Je sens mon estomac gronder avec insistance et je me fonds avec empressement dans la foule. Manger.
J’attrape le pain qu’on me tend et je mords dedans en m’éloignant comme je peux de l’attroupement. Ça fait très longtemps que je n’ai pas mangé autre chose que des baies et des produits de ma chasse. Le goût du pain m’arrache un souffle de bonheur.
-Trente minutes de pause, pas plus ! lance le chef de chantier d’une voix forte.
J’engloutis mon repas en quelques bouchées puis me range dans la queue pour la fontaine d’eau. Autour de moi, les discussions fleurissent. Les hommes mutiques et concentrés sur leur travail quelques instants plus tôt sont désormais détendus et joviaux. Je trouve cela étrange. Qui sont-ils réellement ? Ce qu’ils montrent au travail ou les visages ouverts de la pause déjeuner ? Moi, je ne suis jamais différente de moi-même. Je suis peut-être différente d’eux. Ou bien peut-être que le travail transforme les gens.
Mon tour pour la fontaine arrive et je plonge la bouche sous le jet d’eau. C’est très agréable et rafraîchissant. Je passe également mes bras sous l’eau et m’en verse un peu sur la nuque, sous ma tignasse que j’ai remontée en une queue de cheval ébouriffée.
Je m’éloigne ensuite du groupe. Mais je suis rejointe par l’un des deux hommes qui ont travaillé à côté de moi pendant la matinée. C’est le plus jeune des deux. Je croise son regard clair.
-Je peux me joindre à toi ? demande-t-il.
Il sourit. Je me raidis un peu. Mais son sourire dégage quelque chose de chaud. Je finis par répondre, en tentant de dissimuler ma tension :
-Oui.
-Je m’appelle Lynt, dit-il en enfonçant les mains dans les poches de son pantalon de chantier. Et toi ?
Je ne comprends pas pourquoi les gens tiennent absolument à me dire leur nom et à savoir le mien.
-Anîhl, réponds-je malgré tout.
Lynt ne réagit pas tout de suite, il se contente de me scruter le visage pendant quelques instants, ce qui me met un peu plus mal à l’aise. Mais il finit par reprendre :
-Après la pause, on va avoir besoin d’aide pour le plancher. Ton aide sera bienvenue.
J’acquiesce, soulagée d’être revenue sur le terrain du travail.
-Tu préfères parler boulot, n’est-ce pas ? lance Lynt d’un air amusé, en parfait écho à mes pensées.
J’ouvre de grands yeux.
-C’est un problème ? grogné-je, sur la défensive.
Lynt rit un peu. Je grince des dents.
-Non, répond-il à ma surprise. C’est compréhensible.
Je trouve assez saugrenue l’idée qu’un parfait inconnu, non Réprouvé de surcroît, puisse comprendre ce que je ressens. Je lève le regard vers les yeux brillants de Lynt. Il m’observe mais je ne me sens pas jugée. Ma tension se dissipe légèrement. Je n’éprouve pas l’urgence de l’envoyer paître et mes poings ne me démangent pas non plus. C’est nouveau. Peut-être Lynt a-t-il un pouvoir spécial qu’il exerce présentement sur moi, ou bien est-il un personnage particulier qui efface toute méfiance chez les gens.
-Qui es-tu ? je demande en plissant les yeux.
Le sourire du jeune homme s’agrandit.
-Je t’ai dit, je suis Lynt. Allez, on retourne au boulot ! s’exclame-t-il ensuite en faisant un pas vers le chantier, coupant court à ma réflexion.
Je lui emboîte le pas, un peu hésitante. Mais je chasse mes interrogations de mon esprit. J’en ai finalement peu à faire de ce garçon.
L’après-midi reprend au même rythme que la matinée, à la différence que je suis désormais protégée du soleil tapant par le toit que j’ai moi-même charpenté. Je pose le parquet en compagnie d’inconnus et de Lynt, qui m’adresse désormais quelques sourires, mais qui ne tente plus d’engager la discussion. Je ne réponds pas à ses sourires mais ils ne m’embêtent pas.
Je suis surprise d’entendre le chef de chantier crier soudain à la fin de la journée. Je relève la tête, le soleil est bas dans le ciel.
-Bon travail, les gars, mademoiselle, lance-t-il à l’assemblée, avec un regard vers moi, ce qui m’énerve mais je suis quand même fière de voir mon travail reconnu.
Je dors à mon campement, un peu à l’écart du village. Je travaille une semaine sur ce chantier. Je limite au maximum le contact avec les autres ouvriers, à l’exception de Lynt, avec qui je passe mes pauses de midi en l’écoutant parler de choses qui ne m’intéressent pas.
Je n’ai pas fait de vagues.
-Tiens, ta paie, me dit le chef de chantier à la fin de la semaine en me tendant une bourse.
Elle n’est pas bien remplie, certes – mais je sens quelque chose de chaud grandir en moi au point que je manque d’exploser de cris et d’extase devant l’homme. Je me contiens à grand peine et attrape la bourse.
-Merci, dis-je, plus volontiers que la première fois.
-Si jamais tu cherches encore du boulot, tu sais où me trouver, déclare-t-il après un bref silence. Il y a toujours des maisons à retaper et tu te débrouilles.
Cette fois, je ne peux retenir un sourire immense.
-Allez, bon voyage, conclut l’homme avant de tourner les talons.
Je me retourne moi aussi, sac sur les épaules. Je me sens grande et ma poitrine est remplie de plein de choses brouillonnes et fortes et belles.
Je me sens capable de conquérir le monde.

Post VIII
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Mer 21 Nov 2018, 13:59

Je ne suis plus très loin de Gona’Halv. Je l’ai vu sur ma carte quand j’ai demandé à un inconnu où est-ce qu’on se trouvait.
Je bous d’impatience.
Mais je suis à nouveau à court d’argent. C’est rageant comment l’argent tend à s’envoler. Au moins, avec ce que j’ai gagné sur le chantier, j’ai pu acheter de la lessive, du fil et des aiguilles, des vivres et une brosse à cheveux. Je me sens comme une reine avec ça, ça faisait longtemps que je n’avais plus accès à ces produits.
Je suis arrivée dans une petite bourgade. Je sais que j’y trouverai du boulot. L’épisode du chantier m’a insufflé de la confiance dans ce domaine.
Je fais le tour du village, à la recherche de chantiers en cours, mais le seul sur lequel je tombe n’a pas besoin de main-d’œuvre supplémentaire. J’insiste, en vain, ce qui m’énerve et je finis par quitter le chantier dans des éclats de voix et des menaces du poing.
Désormais d’humeur maussade, je poursuis malgré tout mes recherches. Je finis par m’arrêter devant le bureau de livraison du village. J’hésite. J’imagine qu’ils doivent avoir besoin de gens qui effectuent les livraisons. Mais je n’ai jamais fait ça.
Je reste encore devant le bureau pendant un moment, indécise. Puis je me décide à entrer. Je n’ai rien à perdre.
-Bonjour, vous désirez ?
Le ton aimable et artificiel de l’homme assis derrière la table en bois massif me surprend. Il me contemple avec un sourire vide qui me crispe. Je réponds malgré tout, avec le ton le plus amène dont je suis capable :
-Vous avez besoin d’une livreuse ?
L’homme paraît surpris. Je devance sa réponse en ajoutant d’un ton précipité :
-Je vais vers Ourane, la ville portuaire, mais je peux faire un détour.
L’homme a haussé les sourcils. Il se caresse le bouc pendant quelques secondes, comme s’il réfléchissait, puis il dit d’un ton songeur :
-Nous avons effectivement une livraison en attente pour Ourane et tous nos livreurs sont dispersés aux quatre coins des Terres.
Il se lève de sa chaise et s’approche vers moi d’un pas lent, les mains jointes dans son dos. Je n’apprécie pas du tout cet homme, sa simple présence me donne l’impression qu’il mange mon espace vital. Mais je ne bouge pas, attendant qu’il finisse de rendre sa décision.
-Ici, nous avons pour coutume d’engager la responsabilité de nos employés. J’accepte de vous confier cette livraison, à condition…
D’un geste vif, il attrape mon poignet et pose deux doigts en son creux. Je ne peux retenir un cri.
-… que je sois certain de votre bonne foi, achève-t-il en laissant retomber mon poignet.
Je recule de plusieurs pas, épouvantée.
-Pourquoi tu m’as touchée ? je crie, furieuse.
-Pas de panique, voyons, répond-il toujours aussi aimablement et je tremble d’envie de l’étrangler. Je vous ai apposé un petit sceau qui vous brûlera pendant trois jours si vous n’amenez pas la livraison à bon port. Mais je ne doute pas de votre capacité à remplir cette mission sans encombre.
Son sourire s’agrandit un peu plus et ses yeux demeurent froids comme la glace. Je suis au bord de la nausée. Il faut que je parte d’ici. Vite.
Mais je ne peux pas, à cause de ce maudit sceau.
Et il me faut l’argent.
Je tâche de ralentir ma respiration et me redresse.
-Donne-moi ce foutu paquet, je grogne.
Le sourire de l’homme devient plus grand que jamais.
-Tout de suite. Ah, j’ai manqué oublier de le préciser, la monture vous est fournie le temps du voyage.

-Allez, avance ! m’exclamé-je en donnant un coup dans les flancs du cheval.
Ce dernier hennit, fait deux pas puis s’arrête. Je suis excédée. Je déteste les chevaux, c’est décidé. Ce satané canasson refuse de m’obéir depuis bien dix minutes. J’aurais été bien plus rapide à pied, mais évidemment, il a fallu que j’accepte toutes les offres de cet homme ignoble, sinon il m’aurait encore infligé une nouvelle malédiction. Je regarde mon poignet. Il est intact. Mais il me suffit de repenser au contact de la main de l’homme dessus pour frissonner des pieds à la tête. Je ne sais pas dans quoi je me suis embarquée.
Je me secoue et reporte mon attention sur le cheval, toujours impassible.
-C’est quand tu veux, lui lancé-je, à court d’idées pour le faire démarrer.
Comme pour me lancer une ultime provocation, il se met en marche.
Le voyage avance péniblement. Le cheval semble être le seul maître de la cadence et il décide tantôt de s’arrêter pendant plusieurs minutes, soit d’entamer brutalement un trot voire un galop. Je peine à rester sur son dos. Quand il court, je suis ballottée dans tous les sens et je n’ai qu’une envie, c’est lui trancher la gorge pour le faire enfin s’arrêter. Mais il faut avouer que ça va plutôt vite, comme moyen de locomotion. Je fais presque tout à pied, parce que voler sur une longue distance m’est impossible et que je n’aime pas attirer trop l’attention sur moi.
Je finis par m’intéresser à ce que je transporte. La livraison est importante, le cheval porte deux sacoches pleines. L’homme effrayant m’a dit que le contenu des livraisons était à la discrétion des clients et que je n’étais pas en droit d’en regarder le contenu. Je ne l’aurais pas fait de toutes les manières, mais je ne peux m’empêcher de m’étonner de la confiance que les gens ont dans la poste pour confier ainsi des objets de leur possession à des inconnus. Je ne suis pas sûre que s’ils avaient rencontré l’homme du bureau de livraison, ils auraient continué à lui confier leurs paquets.
Soudain, je remarque que deux hommes se dressent sur mon chemin. Je me tends. Ils regardent ostensiblement dans ma direction. Ma tension monte d’un cran lorsque je distingue des armes dans leurs mains. Prise d’un terrible doute, je me retourne sur ma selle. Dans mon sillage, deux autres individus ont fait leur apparition, armés eux aussi.
Je suis encerclée.
Mon estomac se noue et l’adrénaline fuse en moi. Je pense qu’ils en ont à ma livraison, car je ne me suis presque jamais faite attaquer par un groupe aussi important lorsque je voyage à pied. Même les brigands voient que je suis encore plus pauvre qu’eux.
J’hésite à ordonner au cheval de courir, mais je renonce vite à cette idée, incertaine de la réaction de l’animal – d’autant plus que les hommes se sont rapprochés.
-Salut, ma jolie, lance l’un d’eux d’une voix rocailleuse. T’es seule, on est quatre, on va pas te faire un dessin, tu vas nous passer toute ta marchandise.
Je ne réagis pas tout de suite, tentant de trouver une solution rapidement. Le cheval s’arrête puis recule nerveusement de quelques pas face aux deux hommes qui le confrontent d’un air menaçant.
-T’es sourde ou t’as perdu ta langue ? Tu vas nous obéir rapidement, ma minette ! dit encore le malfrat en levant un peu sa faucille pour en faire briller la lame.
-C’est hors de question, je finis par répondre.
La colère afflue en moi. J’ai une brûlante envie de leur casser les dents.
-C’est bien dommage, grogne l’homme, on va devoir venir la chercher par nous-mêmes.
Ils s’avancent vers moi d’un commun mouvement. Je dégaine aussitôt ma lame et fouette l’air, ça les fait hésiter. Sous moi, le cheval hennit bruyamment et trépigne avec agitation. Je fais de mon mieux pour garder mon équilibre.
-Crevez, bande de bâtards, je m’exclame en donnant des coups d’épée furieux.
Ils se mettent à lancer des exclamations remplies d’insultes qui ne font qu’exacerber ma colère, et je leur rends leurs coups et leurs injures avec fureur. J’arrive à les tenir à distance.
Mais soudain, je sens la gravité s’inverser et je me retrouve projetée à terre, c’est le cheval qui a rué.
-Crétin, je marmonne, un peu assommée.
Je me relève précipitamment malgré mon postérieur douloureux. Je suis plus à l’aise sur la terre ferme, mais je dois garder un œil sur le cheval. Par pitié, les Zaahin, faites qu’il ne s’enfuie pas. Mes prières sont entendues au-delà de toute espérance, car l’étalon donne un coup de fers à l’homme qui tentait de s’emparer des sacoches. Le brigand fait un vol plané et s’écrase par terre. Il ne se relève plus.
Encerclée des trois hommes restants, je me défends de toutes mes forces. Mais je suis blessée à plusieurs endroits, je me sens lentement engloutie par le magma noir de la défaite. Non, non, non, non. Je ne peux pas je ne peux pas perdre.
Je mets un petit moment avant de réaliser que la panique m’a prise à la gorge. Que faire que faire que faire. Un coup de poignard m’atteint au bras droit.
Soudain, la lumière se fait. Je n’ai jamais essayé d’utiliser ce pouvoir en-dehors de mes entraînements occasionnels avec Kobalt, qui me forçait toujours à le faire avec lui. L’invocation du divin chaos n’est pas mon fort mais il me vient naturellement, à cet instant. Côté angélique ou démoniaque, peu importe, j’ai besoin de quelque chose.
Les plumes de mon aile noire s’éclaircissent brusquement et je sens une intense chaleur m’envahir. Mes ennemis marquent un temps de surprise et interrompent un instant leur assaut.
L’invocation du divin chaos m’insuffle une énergie nouvelle et j’emploie un nouveau pouvoir, que j’ai vu Nikolaz l’utiliser, cette fois : le sanctuaire d’Ahena. L’emploi de ce pouvoir emprunté aux Anges me procure une sensation très étrange, mais je ne m’appesantis pas dessus, il faut que je parte vite, avant que les effets de mes pouvoirs n’arrivent à leur fin, et je me sens déjà faiblir, je n’ai jamais su maintenir l’invocation du divin chaos plus de deux ou trois minutes.
Je cours vers le cheval qui, par miracle, m’attend un peu plus loin. Je monte le plus vite possible sur sa selle et, sans que j’aie eu à le demander, il part au galop. Je m’accroche comme je peux au rênes, épuisée et pantelante.

J’arrive quelques heures plus tard au bureau de poste d’Ourane. La ville toute entière sent l’iode, ça me rappelle Sceptelinôst.
-Voilà la livraison, dis-je à l’employé, qui semble moins étrange que son collègue du village.
-Merci, bon travail.
-Est-ce que ça veut dire que le sceau est levé ? je demande avec espoir.
L’homme me regarde d’un air interloqué.
-Quel sceau ?
-Celui que ton collègue m’a apposé sur le poignet.
L’homme hausse les sourcils, puis il semble se souvenir de quelque chose et il éclate de rire.
-Ah, José ! Il vous a embobinée pour vous faire peur. Nous n’utilisons pas de sceau, ne vous inquiétez pas.
J’ouvre des yeux grands comme des soucoupes et sens les couleurs me monter aux joues. La colère et l’humiliation me piquent le nez.
-Tenez, c’est pour vous, dit encore l’homme en me tendant une bourse rebondie. Nous avons ajouté une prime pour compenser l’agression dont vous avez été victime. Cela arrive malheureusement assez fréquemment mais vous vous en êtes sortie avec bravoure.
Je ravale ma colère, rassérénée par l’argent et le discours. Je m’en vais cependant sans un mot. Je ne referai pas de livraison de sitôt. En sortant du bâtiment, je croise le cheval, qui est en train d’être emmené vers les écuries. Il hennit sur mon passage. Finalement, je crois que j’aime bien les chevaux.
Je me dirige ensuite vers les quais.
-Un aller pour Gona’Halv, dis-je à un agent posté sur le ponton.
Il m’indique un grand navire sombre et imposant. Un sentiment intense monte en moi et manque de m’étouffer.
Une fois au pied du bateau, je dépose ma bourse dans la main du capitaine et monte à bord.
Je suis tout près du but.

Post IX
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Mer 21 Nov 2018, 15:34

Sur le bateau, nous sommes une trentaine. Je me souviens de mon premier voyage sur la mer ; j’avais été choquée de voir des gens qui n’étaient pas des Réprouvés. Aujourd’hui, je suis presque surprise de ne voir que ça à bord. La plupart ont l’air d’avoir mon âge, mais que nous dit l’apparence sur l’âge lorsque l’on vit éternellement. Je n’ai pas l’habitude de m’intéresser aux autres. Mais maintenant, j’éprouve le besoin de savoir qui sont ces gens qui se dirigent vers le même endroit que moi.
Je vois des visages tendus par l’appréhension ; je vois des visages sûrs et conquérants ; je vois des visages effrayés. Je ne sais pas quel visage moi, j’ai.
Je réalise brusquement que ces Réprouvés doivent venir du monde entier. Je ne reconnais personne de Lummaar’Yuvon, mais la plupart doivent venir de Sceptelinôst ou d’autre part du Continent Dévasté. Peut-être que certains viennent même de Stenfek, la capitale lointaine et aux contours flous dans mon esprit. Tout ce que je sais de Stenfek, c’est ce que les rumeurs au village, plutôt péjoratives, et Kobalt en disent. Kobalt n’en a pas dit grand-chose, à part qu’il avait aimé y vivre et que la ville avait dû beaucoup changer depuis la dernière fois qu’il y a mis les pieds.
Mais je ne pense pas plus longtemps à Stenfek. Je brûle d’impatience à l’idée de découvrir Gona’Halv. Si Kobalt n’était pas très bavard à propos de Stenfek, il l’a encore moins été pour Gona’Halv. Tout ce que je sais, c’est qu’on y suit un entraînement militaire pendant une période variable selon notre niveau.
Je ne suis pas certaine de comprendre comment le peuple réprouvé est parvenu à s’astreindre soi-même à une discipline militaire. J’appréhende les règles et les contraintes. Je sais que je vais avoir beaucoup de mal avec elles. Mais j’éprouve également une grande curiosité vis-à-vis de ce qui m’attend sur l’île.
Je n’ai pas envie d’en parler avec les autres Réprouvés. De toute manière, à part les deux ou trois qui se connaissaient déjà avant de monter à bord, les gens ne se parlent pas. Cette indifférence me va. Les individus les plus difficiles à approcher pour moi ne sont autres que mes semblables.
Le voyage dure quelques jours, monotone dans l’ensemble quoi qu’entrecoupé de bagarres occasionnelles lorsque le confinement et l’ennui deviennent trop étouffants. Je ne prends part qu’à deux d’entre elles et me tiens à l’écart le reste du temps. Malgré les tensions, je suis contente d’être entourée de Réprouvés. J’ai la sensation que nous nous comprenons, car nous sommes tous des bombes à retardement.
En début d’après-midi du troisième jour, un cri s’élève sur le ponton et je me précipite vers l’extérieur, imitée par tous les autres. Au loin, une île sombre surgit de l’Océan. J’ai d’abord un frisson en me rappelant la dernière île que j’ai visitée – j’ai tué Nikolaz depuis seize jours… Mais je refoule tout cela. Ne pas y penser. Je suis ici, maintenant. J’arrive à mon avenir.
Le débarquement se fait au milieu de cris de jubilation. Moi-même, je suis en ébullition à l’intérieur.
-On est arrivés !
Cette exclamation d’extase retentit autour de moi.
-Bienvenue à Gona’Halv, jeunes Kendov.
Je lève la tête vers le quai. Un homme imposant, incroyablement musclé et couvert de cicatrices, est apparu et nous regarde descendre de bord d’un air impassible.
-Merci, Kal, dit encore l’homme en adressant un signe de tête au capitaine du navire.
Celui-ci lui répond d’un geste de la main et accroche le bateau au quai au moyen d’énormes cordes qu’il manipule avec aisance.
-Suivez-moi, nous lance le militaire en Zul’Dov lorsque tous les Réprouvés ont rejoint le quai. Je vous emmène vers le campement.
Nous lui emboîtons le pas sans broncher, parce qu’il possède une autorité naturelle presque tangible. Je regarde son dos large pendant qu’il marche en tête. Chaque muscle de son corps a l’air entraîné. Il donne l’impression de maîtriser parfaitement le moindre de ses mouvements.
Je finis par lever les yeux vers l’environnement qui nous entoure. Le port, sobre et sans fioriture, est dominé par une volée de montagnes imposantes qui paraissent se pencher d’un air menaçant sur moi. L’ensemble du paysage, à l’exception du port gris, est recouvert d’une forêt vert sombre.
J’ai chaud. Il fait très humide et je transpire à grosses gouttes.
-Je suis le Drem Sinnah, déclare le militaire après un long silence, brisé seulement par les bruits de pas et les commentaires occasionnels des nouveaux arrivants. Je serai chargé de l’ensemble de votre formation.
Il s’arrête et se retourne, faisant voler son regard sur chacun d’entre nous. Je sens ses yeux se poser sur moi pendant une fraction de seconde, suffisamment pour sentir sa force écrasante par rapport à la mienne.
-J’attends dès maintenant de vous une discipline et une volonté de fer, reprend-il d’une voix calme et claire. La discipline, c’est le respect des devoirs et des ordres que je vous donnerai. La discipline, c’est la maîtrise de soi.
Il marque une pause. Je ne suis pas sûre que ses paroles me plaisent beaucoup. L’idée de recevoir des ordres me hérisse le poil. Mais je suis scotchée à sa voix. Il reprend :
-Quant à votre volonté, elle dépendra entièrement de vous. Sachez néanmoins une chose : c’est la volonté qui vous portera au-delà de vos limites. Et, vous le savez : chez les Réprouvés, les plus forts suivent la cadence, les plus faibles sont laissés derrière.
J’aperçois des regards échangés au sein du groupe. Le Drem n’ajoute rien de plus et reprend sa marche, offrant à nouveau son dos musclé à notre vue.
Le port s’éloigne et la température monte à nouveau de quelques degrés. J’essuie mon visage du dos de ma main. Autour de moi, les autres Réprouvés luisent de sueur. Personne ne se plaint. Nous sommes des Réprouvés, après tout.
-Nous venons de quitter le port de Gona’Halv, indique le Drem Sinnah sans se retourner. Nous allons suivre un sentier à la lisière de la jungle pendant deux kilomètres, puis nous serons arrivés au campement.
Nous avançons encore un peu jusqu’à l’entrée de la jungle. Ces arbres biscornus et trop verts ne m’évoquent rien qui vaille. Déjà avant d’y avoir mis les pieds, je sens que la forêt ne veut pas des étrangers.
-Nous nous trouvons à la frontière entre la partie Brom et la partie Jer de l’île, qui sont les deux zones habitées et habitables, poursuit le Drem comme si de rien n’était. Le reste de l’île est recouvert de jungle et cette dernière est peuplée de monstres. Il est interdit de s’y aventurer seul ; personne doté de bon sens ne s’y rend de toute manière.
J’entends des murmures s’élever entre nos rangs.
Le chemin dans la jungle est pénible. En plus de la chaleur, il n’y a plus d’air et j’ai presque immédiatement la sensation d’étouffer. Je sens une frustration intense à l’égard de la jungle monter en moi. C’est ridicule de se laisser dompter par une fichue forêt avant même d’avoir commencé l’entraînement.
-Votre entraînement a déjà commencé, commente le Drem Sinnah en parfait écho à mes pensées. Vous devez apprendre à vous adapter à votre environnement.
Il ne croit pas si bien dire. Il se la pète avec ses muscles et son air impassible mais il ne sait pas ce que j’endure, là, dans cette jungle chaude, humide et puante. La frustration se transforme en énervement. Je donne des coups rageurs dans les lianes et la mousse qui pendent comme les cheveux des arbres et plein dans notre passage. Pour couronner le tout, un moustique gros comme une mouche vient me tourner autour et revient me harceler à chaque fois malgré la main que j’agite devant moi pour le chasser. Au comble de l’exaspération, je finis par sortir mon couteau et l’envoyer sur lui. La lame l’effleure et va se perdre dans les broussailles. Le moustique s’enfuit avec un bourdonnement vexé et je m’empresse d’aller chercher mon arme dans le fouillis des feuilles. En revenant sur le sentier, je croise le regard du Drem. Je contiens ma fureur du mieux que je peux mais je ne peux m’empêcher de lui renvoyer un regard noir.
Les deux kilomètres m’en paraissent dix tellement le voyage m’est pénible. Mais nous finissons enfin par sortir de la jungle. Aussitôt, l’air devient plus respirable. Je suis trempée. Je regarde les autres. Ils le sont aussi.
-Nous sommes arrivés au campement sur lequel vous suivrez les premières étapes de votre entraînement.
Le Drem Sinnah, à peine transpirant, s’est planté devant nous sans attendre.
Je regarde autour de moi. À l’image du port, le campement est sobre et efficace. Sur ma droite, je distingue les casernes, longue suite de bâtiments bas et uniformes. Devant nous s’ouvre une vaste surface plane, jonchée d’outils d’entraînement. De l’autre côté du terrain s’élève un autre bâtiment, plus petit.
-Pour le moment, nous sommes seuls, poursuit le Drem. L’autre section est en entraînement spécial pendant trois jours, elle ne reviendra qu’après-demain. Ce qui signifie que nous avons tout le terrain pour nous.
Il nous regarde d’un œil incisif.
-Déchargez-vous et placez-vous sur le terrain en deux lignes face à face. Je veux voir ce que vous valez.
Il y a un moment d’hésitation, puis le groupe s’exécute. Je dessangle mon sac à dos et retire ma veste, pour ne garder que mon sous-vêtement en lin. Je suis les autres et vais me placer face à une autre femme, une brune aux traits du visage anguleux.
-Je ne veux voir que du corps à corps. Pas de magie, pour le moment. Battez-vous.
La Réprouvée se lance en avant dans une explosion de cris. Je m’avance aussi de trois pas et reçois l’impact en enfonçant mes pieds dans le sol. La femme est plus lourde qu’elle n’y paraît. Je fléchis un peu plus les genoux. Puis j’envoie mes phalanges dans ses côtes, elle grogne, et réplique avec une balayette. Je dérape, fais de mon mieux pour me rattraper, reçois un coup dans la mâchoire, les points noirs dansent devant mes yeux.
Je me secoue et pivote sur mon pied, pliant déjà le bras pour riposter. Je vois un poing arriver dans mon champ de vision, je l’intercepte avec ma paume gauche et envoie la main droite dans le nez de la femme. Elle crie, crache du sang, recule de deux pas.
-Très bien ! On s’arrête là.
La voix du Drem me parvient de loin, je suis prête à poursuivre le combat, et je lis dans les yeux de mon adversaire qu’elle est traversée de la même pulsion. Mais je me contiens et laisse mes bras retomber le long du corps, dégoulinante de sueur et pantelante. Je tourne le regard vers ma gauche, un duo est encore en train de se battre dans des grognements d’effort. Le Drem va se planter devant eux et croise les bras, les observant d’un air impassible.
-Je vous dérange ? demande-t-il à voix basse.
Les deux hommes luttent encore quelques secondes, puis se séparent, les poitrines se soulevant et s’abaissant à toute vitesse. Ils croisent le regard glacial du Drem. Celui-ci garde le silence un instant, puis lâche doucement :
-Bien.
Il retourne à sa place initiale et déclare d’une voix forte :
-On a du boulot. Mais pour le moment, allez vous trouver une chambre et vous doucher. Je vous retrouve au coucher du soleil pour le repas du soir et votre premier entraînement.
Je ne me fais pas prier et me jette vers mes affaires. Tout le monde se précipite vers les chambres, car tout le monde veut la meilleure place. Je ne suis pas en reste. J’arrive avec le gros du groupe et découvre des chambres partagées, avec trois lits à l’intérieur. Je grogne.
-Ils sont sérieux ? demande quelqu’un.
La même pensée résonne en moi, mais je sais que plus vite j’aurai choisi mon lit, plus vite j’aurai accès aux douches. C’est pourquoi je jette mon sac sur un matelas dans une chambre au hasard et crache sur les couvertures, avant de jeter un regard de défi à ceux qui me regardent. C’est désormais ma propriété.

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[IX ; XI ; XXIX] Chroniques en noir et blanc | Solo

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