Une silhouette encapuchonnée marchait doucement dans le temple de la Justice. L'anonymat, voilà ce qui avait marqué la vie de la Déesse jusqu'ici. Reine, elle avait été contrainte de renoncer à une popularité mondiale, gardant son identité mystérieuse aux différents peuples. Mais cela ne l'avait jamais dérangé, simplement parce qu'elle aimait contrôler le monde dans l'ombre. Peu lui importait que d'autres représentent les visages de son œuvre du moment que cette œuvre était belle et bien présente. En ces temps troublés, elle n'avait pas l'intention d'apparaître aux Mortels en tant qu'Æther de la Justice. Elle ne le souhaitait pas afin de pouvoir venir troubler les esprits en d'autres occasions. L'anonymat était son plus grand atout, même si tout être n'était pas capable de le supporter. Beaucoup se battaient toute une vie durant pour avoir, enfin, un peu de reconnaissance de leurs pairs. Elle non, elle s'était toujours battue pour elle. Aussi, avançant doucement, comme si elle étirait le temps au maximum, elle fixa un moment le dos de la jeune femme qui se tenait là. Elle se demandait ce qu'une Rehla faisait ici, bien qu'elle le sache déjà. La soif de connaissance, le besoin de réponses. C'était amusant dans un sens car Drejtësi se doutait que d'ici quelques temps, la concernée voudrait stopper ce processus. Elle voudrait ignorer ce que les étoiles lui conteraient. Quelle triste essence que celle des Rehlas, pensa-t-elle alors tout en souriant sous sa capuche sombre. Séléna connaîtrait des heures affreuses mais, ainsi, la Déesse espérait qu'elle ne ferait guère les mêmes erreurs qu'elle. C'était l'histoire de tous les enfants de la lune et des étoiles que de devoir maudire les dons qu'ils avaient reçu à un moment donné de leur existence.

La silhouette sombre se plaça juste à côté d'Elune, sans qu'aucun bruit n'indique sa venue. Elle attendit un instant avant d'entrouvrir les lèvres. « Vous savez, je suis comme une ombre dans ce temple. J'entends ce qui se murmure, j'écoute les voix qui s'élèvent, pleines d'espoir. ». Elle marqua une pause, son petit sourire réapparaissant sous couvert de la capuche. « Et souvent je ris de ce qu'il se dit. Savez-vous combien d'êtres bénéfiques viennent ici en comparaison à leurs homologues maléfiques ? Énormément. On pense que la Justice est bonne, mais la vérité c'est qu'elle n'est ni bonne ni mauvaise. Elle n'est que le reflet de ce que les grands de ce monde veulent qu'elles soient. Elle se plie aux volontés qui ont été écrites car la justice ne peut être personnelle. ». C'était un concept dur à comprendre finalement, surtout lorsque l'on avait été élevé dans une seule culture. Comprendre l'autre... c'était tellement délicat lorsque l'on avait hérité des valeurs de son peuple. Un Ange ne pourrait jamais espérer comprendre cette volonté de violence et de massacre chez les Démons. Et pourtant, pour eux, c'était tout à fait naturel. Ils avaient été élevés comme ça. Quelque chose en eux faisait que c'était leur nature. Eux-mêmes ne pouvaient comprendre les Anges. Malheureusement, il n'existait dans le monde que très peu de façons de comprendre la pensée de l'autre. « Tant que les peuples restent chez eux, alors ce n'est pas intéressant. C'est lorsqu'un Ange est blessé par un Démon sur le territoire de la Citadelle que cela devient intéressant. Qui est compétent pour juger ? Quelle loi s'applique ? ». La silhouette sourit de nouveau. « La Justice est un jeu de logique, de détails. La Justice est précise et parfois, on pense qu'elle est injuste mais aucun texte ne l'est avant qu'il ait été abrogé. ». Son rôle était néanmoins essentiel. « Quant à ce que la Déesse en pense, je ne saurai vous le dire. Je n'ai pas un tel droit sur ses pensées. Est-elle bonne ? Est-elle mauvaise ? ». La silhouette n'avait réellement aucune idée des tréfonds de ses propres pensées. Mitsuko n'avait jamais été Réprouvée de son vivant mais elle avait l'impression de leur correspondre. Elle était née d'un inceste entre la branche maléfique de sa famille et la branche bénéfique. Elle avait vécu le mal et le bien. Elle avait expérimenté et, de cette expérience, elle en était ressortie sans doute mitigée. « Nous avons tous des questions, certains plus que d'autres. Mais j'en ai une seule pour vous : qu'êtes vous venue chercher ici ? ».

« Un être impartial... C'est tout un concept à vous entendre. » murmura l'ombre mystérieuse. Après un petit silence, Mitsuko décida d'ôter sa capuche, laissant apparaître ses yeux verts et ses cheveux blonds. Elle savait qu'ainsi, elle mettrait fin à cette apparence énigmatique. Il était certain qu'elle était plus impressionnante la tête couverte qu'ainsi, surtout qu'elle modulait plutôt bien sa prestance. Petite, elle était parfois confondue avec une adolescente lorsqu'elle marchait dans la rue. Cela dit, stupide était celui qui se laissait berner par les apparences. Et puis, à vrai dire, si elle en avait envie, elle pouvait mesurer deux mètres. Ce n'était pas une question de taille. « Je pense que l'impartialité est une erreur. Quoi que, tout dépend. Voulez-vous devenir une Ombre, oui ou non ? Les Ombres n'ont pas à décider. Elles font ce qui doit être, peu importe leurs idées, peu importe leur ressenti. D'ailleurs, c'est amusant non, ce processus qui fait en sorte que ces êtres ne puissent vivre comme vous et moi. Quoi que vous aussi êtes particulière, à l'inverse du commun des mortels. Vous voyez des choses qu'il vous faut taire. Vous pouvez contempler l'inchangeable mais, à l'inverse des Ombres, vous possédez encore vos émotions. ». Elle fit une pause. « Maintenant, imaginez un être qui verrait l'avenir, qui ne ressentirez ni pitié, ni empathie et qui se contenterait d'appliquer bêtement un texte. Voilà ce que serait l'impartialité. ». Elle exagérait un peu à vrai dire mais peu importait. « Personne n'est objectif. L'idée de la Justice est de tendre vers cet état mais il est impossible à atteindre sans se poser d'autres questions. La Justice est multiple et, comme je vous l'ai dit, elle n'est ni bonne ni mauvaise. Une fois que vous avez cerné votre propre définition de ce qu'elle est, étudié les textes que vous souhaitez faire respecter, alors peut-être que vous pouvez garder une ligne de conduite proche de l'impartialité. Seulement, parfois, les sentiments sont plus forts, ou les pressentiments. Les textes ne le disent pas mais vous savez que tel acte serait injuste, qu'une sentence l'est. ».

Après un petit silence, Mitsuko s'approcha un peu plus. C'était amusant de discuter avec les fidèles, avec ceux qui croyaient dur comme fer en une Justice universelle. Elle n'y croyait pas et n'y avait jamais cru. Elle-même n'était pas la femme la plus juste de ces terres. Enfin, si, elle était juste avec elle-même. La Justice était celle qu'elle édictait mais si elle avait décidé d'être celle qu'elle était aujourd'hui, c'était surtout pour mieux bafouer les règles qui lui déplaisaient et les remplacer par celles qui l'arrangeaient. Elle n'avait jamais été pieuse et bien qu'elle se plaisait parfois faire réfléchir ceux qui venaient dans son Temple, elle avait tendance à voir son propre domaine comme un flou complexe et dépendant des pensées de chacun. Un Roi, un Territoire, une Justice. Il y avait aujourd'hui une vingtaine de Souverains, plusieurs chefs de Castes, plusieurs groupes indépendants, et tous revendiquaient une seule Justice : la leur. Drejtësi n'avait pas envie d'établir une unique Justice car le monde serait alors d'un ennui sans nom. Si la Justice était la même pour les Anges et les Démons, la blague serait de mauvais goût. Et puis, sincèrement, elle aimait le chaos, l'incertitude et la réflexion que ces deux états amenaient. La Justice était faite pour évoluer selon les mœurs, selon les événements. Elle n'était pas mathématiques, elle était philosophie.

« C'est juste. Le juge sera forcément partial s'il appartient à l'une ou l'autre des races. Mais s'il n'en fait pas partie, peut-être ne les comprendra-t-il pas ? Nous avons tous les œillères de par notre éducation, des œillères qui, souvent, nous empêchent de nous ouvrir aux autres et nous poussent à l'ethnocentrisme ou à la peur. ». Elle rit. « Enfin, je ne suis qu'une théoricienne comme une autre. Nous pourrions débattre sur le sujet durant des heures. Et puis, d'un côté, si vous pensez que la Déesse est la meilleure juge, c'est quelque part déjà prendre partie, et donc ne plus être impartiale. Dès qu'il est question de Justice, il est question de texte ou de tradition de toute façon. Je pense que se sont les Hommes qui guident la Déesse plus qu'elle-même ne les guide, sinon le monde serait sans doute différent, à son image peut-être. ». Elle marqua une pause. « Après... tout dépend de ce que vous cherchez : appliquer ce que la Déesse en personne considère comme juste ou appliquer le droit des Souverains, en sachant qu'elle semble l'accepter tout autant ? Dans le premier cas, vous devenez la porte parole de la Déesse et c'est elle qui guidera vos actes, dans le second, vous devrez vous plonger dans l'étude des lois pour ensuite dire le droit. Un lien privilégié dans le premier, un office dans le second. Certains font les deux, choisissant un métier juridique tout en se battant pour les intérêts de la divinité mais je n'en sais pas beaucoup plus. ».

La jeune femme sourit. « Nous ne pouvons jamais savoir si nos choix sont bons avant de s'être engouffré dans le chemin de leur réalisation. ». Ce n'était pas toujours vrai. Elle-même avait atteint un tel niveau de connaissances qu'elle avait été capable, de sa vie de Mortelle, de connaître exactement les conséquences de chacun de ses actes. Nul besoin de magie quand l'intelligence était haute. Il suffisait de réfléchir, d'envisager les probabilités et de déduire. L'étude des Hommes lui avait pris des années, des siècles peut-être, mais le résultat avait été probant. Il l'avait plongé dans l'ennui infernal, certes, mais avant son élévation, elle n'était déjà plus femme à pouvoir être surprise, si ce n'était par l'irrationalité la plus totale, la folie peut-être. C'était ce qui lui avait plu chez son mari. Écoutant son interlocutrice, elle finit par sourire de nouveau. « Ce qui est amusant c'est que l'on prête à la Justice bien des bénéfices. Elle est une vertu chez les Anges et les maléfiques la prient très rarement. Pourtant, cette notion est tellement subjective qu'elle pourrait convenir à chacun. Je me demande si la Déesse est seulement neutre. ». Elle marqua une pause. Elle-même ignorait son essence véritable. Elle avait côtoyé le bien, le mal et la neutralité. Parfois, elle œuvrait pour l'un, d'autres fois pour l'autre. Finalement, peut-être aurait-elle dû devenir l'Æther des opportunités ? « Cependant, il est délicat de parler des Ætheri, autant disserter sur la signification des rêves. ». Elle attrapa l'une de ses mèches de cheveux, l'entortillant doucement. « Je ne sais pas pour vous mais j'ai besoin d'un peu d'air. Les murs de ce temple me paraissent parfois étouffants et le meilleur moyen d'apprendre reste la pratique. ». Ses yeux verts fixèrent ceux d'Elune. « Si vous souhaitez plonger à corps perdu dans la voie de la Justice, vous devrez d'abord être capable de l'observer sous divers angles. Nous commencerons simplement. Et pourtant... ». Pourtant, dans ce contexte particulier, personne n'arrivait réellement à rester objectif.

Le Temple s'effaça, laissant place à un village. Le temps semblait avoir reculé de plusieurs ères. Il devait y avoir cinq cent habitants, des Humains. Elune ne possédait plus son corps, son esprit trônant dans l'âme d'une femme, aux côtés du sien. Ainsi, elle pouvait ressentir ses émotions, apprivoiser son point de vue. Elle pouvait l'entendre parler, voir avec ses yeux. Une voix s'éleva, celle d'un homme. « Les Démons vont nous attaquer ! ». « Non... ». Cette négation ne traduisait pas une opposition mais plus un essai de déni. Le ton était pourtant celui de quelqu'un qui savait ce que lui futur lui réservait. La femme au sein de laquelle était Elune fixa ses enfants. « Nous devons les mettre à l'abri ! Géralt, dis moi que nous allons nous en sortir ! ». Elle s'était avancée vers son mari, les larmes aux yeux. Ils n'étaient que de simples villageois, cultivant leurs champs, élevant leurs bêtes. Ils n'avaient jamais souhaité envahir qui que ce soit. Ils étaient les enfants de Sympan. L'homme ne dit rien. Il n'en avait aucune idée. Leur anti-magie était puissante mais tout était une question de quantité. « Ludwig semble déterminé mais nous nous battrons jusqu'au bout. ». « Mais... ». Ils n'avaient aucunement reçu un entraînement militaire. « Ne t'inquiètes pas Maria... ». Ladite Maria se mit définitivement à pleurer. Il y eut une réunion au cours de laquelle l'on décida de laisser partir les femmes les plus chétives avec les enfants. Si le village se faisait écraser, la descendance aurait une chance de survie. Les adieux furent poignants bien que le temps pressait. Geralt regarda la silhouette de sa femme disparaître dans la pénombre de la nuit.

Le décor changea, l'esprit d'Elune trouvant cette fois sa place dans l'âme d'un Démon. Ludwig se tenait sur une estrade, faisant face à ses troupes. « Il est de notre devoir d'éliminer la corruption de nos terres. Les Humains sont des êtres inutiles qui se sont érigés comme les enfants de Sympan. Sympan n'est qu'une légende, un Æther disparu dans le temps, si tant est qu'il ait pu déjà exister. La faiblesse est insoutenable pour quiconque la regarde en face. Il est juste que les Humains meurent, c'est le chemin qu'il nous faut emprunter. ». Le regard mauvais, l'Empereur Démoniaque fixait ses troupes avec toute la prestance qui le caractérisait. Tout n'était qu'une question d'équilibre. On appelait une race maléfique ainsi que par comparaison avec les autres peuples. Néanmoins, qui avait un jour décidé qu'il en serait ainsi ? Qui avait déterminé que les Démons étaient le mal ? Qui pouvait être certain qu'ils n'étaient pas, justement, sur le bon chemin ? Que les Anges n'étaient pas le fléau de l'Humanité ?

Quelques jours plus tard, les Démons s'étendaient sur le monde. La guerre en découla, une guerre qui fut brève tant ces derniers étaient nombreux. Bien plus imposants que les Humains, leur anti-magie ne put les sauver. Ce fut un véritable massacre, emportant la totalité de la population des enfants de Sympan. Ludwig avait gagné une bataille qui propulserait son nom dans les sommets. Ère après ère, il fut cité, comme celui qui avait éradiqué la race des Humains.

Mitsuko apparut aux côtés d'Elune qui avait retrouvé son corps. Elles se trouvaient toutes les deux sur un champ de bataille, entourée de cadavres. Maria était morte, les enfants qui l'entouraient également. « Est-ce juste ? » demanda-t-elle doucement. Drejtësi refusait de changer le passé. Pourtant, ce qui lui semblait étrange à ce moment précis, c'est qu'elle ne sentait plus aucun Humain en vie à cette époque. Soucieuse, elle se concentrait pourtant sur son élève jusqu'à ce qu'elle sente une présence. Sur la terre recouverte de sang, une silhouette apparut. « Ezechyel... » murmura-t-elle doucement. Jun se tenait là. D'un geste de la main, il reprit ce qu'il avait donné : la mort. Il fixa un instant Drejtësi, un petit sourire aux lèvres, avant de disparaître. « Est-ce juste ? » répéta Mitsuko dans un murmure. S'il était responsable de la survie de quelques Humains alors il était à l'origine de beaucoup d'événements futurs, ne serait-ce que sa propre élévation.

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